jeudi 4 février 2010

Peut-on dire un génocide ?

Peut-on dire un génocide ?

Introduction au livre Débris de tuer, recueil de poèmes de Matthieu Gosztola sur le (1) génocide au Rwanda en 1994, Editions Atelier de l’agneau, 2010.

Par Matthieu Gosztola

(http://fr.wikipedia.org/wiki/Matthieu_Gosztola)

L’Afrique. Ses paysages qui n’ont pas leur « égal sur la Terre entière » (2), offrant luxuriance et beauté infinie modélisée par les cris des animaux, leurs mouvements furtifs ainsi que ceux de la flore commandés par le vent, ou la pluie, offrant également, à chacun d’entre nous, la possibilité de constater le bonheur, à chaque fois, et c’est souvent, que nos yeux cherchent à reprendre souffle (3).

Et c’est maintenant notre pensée qui cherche à reprendre souffle. Les écolières des pensionnats du Gisenyi et du Kibuye (aussi n’est-ce pas un exemple isolé) sont réveillées au milieu de la nuit par des miliciens Hutu qui leur intiment l’ordre de se séparer en deux groupes (d’un côté les Tutsis, de l’autre les Hutus) afin d’épargner les écolières Hutu. D’une seule tenue, c’est un refus qui s’élève. Les miliciens insistent, menacent. Dans les deux pensionnats, les écolières répondent qu’elles sont simplement rwandaises. Nous sommes jute rwandaises. Les miliciens battent et assassinent toutes les écolières sans distinction (4).

Ce massacre est un massacre parmi d’innombrables massacres, au cours d’un génocide qui a eu lieu au Rwanda en 1994 (5). Alors que Paris et Kigali rétablissent leurs relations diplomatiques (http://www.france24.com/fr/20091129-rwanda-france-paris-kigali-retablissement-relations-diplomatiques-elysee), il me semble opportun de revenir sur ce qui s’est passé. Tout commence le 6 avril 1994 (6). Un avion, avec notamment à son bord le président rwandais, est abattu alors qu’il se pose à Kigali. Cet attentat a pu être perçu comme le déclencheur du génocide qui sera le dernier du XX° siècle (7).

Mais l’on peut se demander à juste titre s’il n’a pas été plutôt le prétexte de ce génocide, puisque ce dernier, longuement prémédité, a été amorcé à de nombreuses reprises : « déjà en 1964, Bertrand Russell dénonçait les tueries de milliers de Tutsis au Rwanda », tueries qu’il qualifiait de « massacre le plus systématique depuis l’extermination des Juifs par les nazis. » (8) Monté en germe dans les consciences d’un certain nombre de dirigeants depuis le milieu du XX° siècle, ce génocide a été accepté comme inéluctable et nécessaire par un très grand nombre de Hutus.

Pourquoi ? Il faut prendre en considération ici la force de l’imprégnation. À un certain point, toute pensée ayant valeur de dogme inculquée par l’école, par les autorités (ces dernières structurant l’école), concourt, d’une façon ou d’une autre, pour la majorité des Hutus, à une dévalorisation du Tutsi, une dévalorisation radicale (9) qui fait de son extermination la conséquence logique de sa nature même, et non un fait de guerre, avec toute l’horreur que cela supposerait. Il y a eu en effet une lente et progressive maturation dans les consciences d’une idéologie dominante héritée du colonialisme et construite sur des faux-semblants (mais n’est-ce pas le propre de toutes les idéologies ?), faisant du Tutsi la figure de l’Autre jouissant de tous les privilèges, tant physiques (10) que sociaux, et mettant en péril le Hutu par sa prétendue suprématie (soi-disant vérifiée par le passé dans l’accession très limitée des Hutus aux hautes fonctions), laquelle se construit autour d’un prétendu désir inaltérable de conquêtes (un désir d’envahissement faisant par conséquent planer sur les Hutus, fantasmatiquement, le spectre même d’un génocide – quand bien même les Tutsis sont en position de faiblesse, étant de longue date martyrisés par les Hutus). Aussi, modelant le Tutsi sous la forme d’une figure héroïque et guerrière, les dirigeants Hutu déchaînent-ils les haines à son égard (il convient à ce sujet de relire, une fois encore, les dix commandements édictés contre les Tutsis, qui faisaient figure de règles se voulant inaliénables).

C’est sans doute cette maturation dans la psyché collective pour ce qui est du moins de la majorité des Hutus (11) qui a permis au massacre d’être à ce point de proximité.

Qui dit proximité dit d’abord proximité géographique. Se cacher devient ainsi pour les Tutsis leur première priorité. Or, « la densité de la population, le découpage du paysage rwandais, l’absence virtuelle de zones inhabitées enlèvent autant de chances de fuir à ceux qui sont pourchassés ». Les victimes, qui sont très souvent attaquées par leurs voisins, « tentent ainsi de se cacher n’importe où. » Le premier « trait prédominant de la mécanique du génocide est » ainsi « d’ordre géographique » (12).

Mais ce trait prédominant n’est pas le seul. « Il ne s’agit pas seulement de proximité géographique entre voisins dont certains en tueraient d’autres, mais aussi d’une proximité parentale, puisque certains Rwandais ont été poussés à tuer leur conjoint, voire leurs enfants. (13) »

C’est cette double proximité (la seconde rendant ce génocide très complexe) qui permet d’expliquer l’ampleur et la rapidité des massacres, ampleur qui saute immédiatement aux yeux dès qu’on les pose sur les chiffres pour se laisser étourdir par eux, car comment alors ne pas être saisi de vertige ? « En quelques semaines, du 7 avril au début du mois de juillet », des centaines de milliers (14) de Rwandais ont massacré (15) de façon systématique et méthodique les Tutsis (mais aussi leurs « complices » Hutu), à partir de listes (http://www.france24.com/fr/20091015-2009-10-15-rwanda-idelphonse-nizeyimana), les Hutus refusant de sacrifier les leurs (16).

Mais cette double proximité n’a pu se révéler à ce point efficace que parce que le massacre a été pensé, et commandité en hauts lieux, comme étant l’expression univoque d’un génocide. Aussi les tueries se produisent-elles absolument partout, y compris dans les lieux ecclésiastiques, qui sont pourtant des lieux traditionnellement de refuge. Ce droit d’asile, jusqu’alors respecté, ne l’a plus été en 1994. Alors que le génocide se fait global, d’une seule tenue, éminemment méthodique, les églises sont assaillies. Et s’il est vrai que « tuer dans les édifices religieux » devient « une manière d’affirmer la souveraineté de l’Etat rwandais hutu, cette souveraineté qui décide de l’exception » (17), il faut penser plus simplement qu’en 1994, contrairement à auparavant, le massacre est pensé et voulu comme global, exhaustif si je puis dire, et donc définitif, et qu’ainsi aucun lieu ne doit possiblement rester un lieu de refuge. Aucun témoin ne doit survivre, pour reprendre le titre d’une synthèse qui fait référence sur le sujet (Human rights watch, Aucun témoin ne doit survivre: le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999).

Mais nous, où étions-nous pendant ces massacres ? Oui, que faisait la communauté internationale ? Pourquoi n’a-t-elle pas été alertée ? Car il est évident, non ?, que si cela avait le cas, elle aurait immédiatement réagi et aurait fait cesser les tueries. Etant donné la façon rudimentaire dont les miliciens Hutu ont perpétré ces massacres (très peu d’armes à feu, très peu de grenades), il aurait été, on peut l’imaginer, relativement facile de faire cesser ce génocide, sans le secours d’un grand nombre d’unités terrestres, de blindés, de parachutistes. Il aurait sans doute suffi pour cela que quelques photographies ou reportages soient diffusés. Faut-il rappeler pourquoi l’image est à ce point importante, primordiale même, dans pareille situation, contrairement aux mots ? Pour deux raisons. Tout d’abord, l’image (qu’elle soit le fait de la photographie ou du reportage filmé) est seule à même de dire « qu’il y a du réel » (18). Ensuite, « les mots ne suffisent jamais, tout simplement. Les yeux voient, la raison sait, le cœur ressent. Mais il n’existe pas de mots capables de nous faire voir, savoir ou ressentir la réalité des faits, l’horreur de ce qui se passe vraiment. » (19) Et si les grandes puissances avaient pu voir, savoir et ressentir l’horreur, elles seraient intervenues, n’est-ce pas, d’autant plus qu’au fait d’intervenir n’aurait été rattaché aucun facteur de risque pour elles-mêmes. Aussi, je le répète, pourquoi des images des massacres ne sont-elles pas parvenues entre les mains des grandes puissances, pourquoi des images des tueries n’ont-elles pas atterri entre les mains de l’ONU ?

En réalité, tout cela est faux. La communauté internationale était alertée. Les grandes puissances étaient alertées. Elles étaient mises au courant de ce qui se passait au Rwanda quasiment en temps réel. Oui, je le répète, la communauté internationale était mise au courant en temps réel des événements par les quelques hommes dépêchés sur place. Ainsi, Bernard Kouchner, envoyé au Rwanda au moment des faits par le gouvernement français, affirme (20) qu’il était en relations directes avec Mitterrand évidemment, mais aussi avec l’Angleterre, les Etats-Unis, en tout dix-neuf pays, dix-neuf pays qui ont promis, un par un, d’envoyer des troupes. Seulement, au final, rien n’a été fait, pas un pays n’a engagé la moindre action à l’encontre de ce qui se tramait, et dont le cours apparemment inexorable aurait pu perdre si facilement son caractère inexorable. Clinton n’a pas fait – toujours d’après Bernard Kouchner – une seule réunion de cabinet sur le Rwanda (21). Et quand les Etats-Unis ont, après de nombreuses tergiversations politiques, seulement consenti à prêter des transports de troupes à l’ONU, ça a été pour les proposer à la location à un tarif tel que l’ONU ne pouvait accepter (22).

Nous-mêmes qui avions accès aux journaux (je pense notamment au Figaro), à la télévision (je songe notamment à un reportage diffusé à Envoyé spécial) étions tout près de ce qui se passait. Puisque nous étions à portée d’images. Certes, les media sur place n’étaient pas légion, mais ils étaient présents. Et les images circulaient. Jean-Christophe Klotz, cameraman sur place au moment du génocide avant d’être blessé et évacué (23), filmait, filmait, filmait. « Je me disais que mes images allaient alerter l’opinion, pousser le monde politique à réagir », commente ce journaliste. « Les semaines passaient. Rien. Maintenant le monde savait. Toujours rien. Les massacres continuaient, méthodiques, partout à travers la ville » poursuit-il, avant de constater amèrement : « Mes images n’ont rien changé. » (24)

Voyant ainsi que les images n’ont aucun pouvoir sur le cours des événements, qu’elles sont comme lettre morte (25), quelle attitude adoptent les reporters de guerre ? S’agit-il de baisser les appareils photos comme l’on baisserait les armes ?

En réalité, il n’en est rien. Il s’agit de continuer de prendre des images (des empreintes, mais aussi des preuves) de ce qui se passe, ou d’enregistrer les traces de ce qui s’est passé. Pour qui, pourquoi ?

Pour soi, paradoxalement. « Je me contentais de regarder ; et je pris des photos, parce que je n’étais pas sûr de pouvoir réellement voir ce que je voyais à ce moment-là » (26), analyse Philip Gourevitch. Bien sûr, le premier réflexe est de couper la caméra, de poser l’appareil photo. Mais il s’agit de ne pas s’arrêter à ce réflexe. « Nous avons traversé un champ d’herbes parsemé de restes humains », raconte Jean-Christophe Klotz. « J’ai trébuché sur un squelette de nourrisson coupé en deux avec comme forme d’excuses la caméra rivée sur mon épaule. Arrivé à l’école, le soldat a ouvert la porte : j’ai coupé ma caméra. Comment faire entrer ça dans un cadre de télévision ? » Mais le lendemain, Jean-Christophe Klotz reprend sa caméra. « Sans vraiment réfléchir, je me suis mis à filmer tout ce que je pouvais, comme si je voulais consigner chaque moment de notre voyage, avec l’idée vague qu’un jour peut-être j’essaierais de comprendre. » (27)

Comprendre. Il s’agit bien de cela (même si par ailleurs l’on ne pourra jamais expliquer). Le génocide aurait pu être facilement enrayé. Rien n’a été fait pour que ce soit le cas. Pourquoi ? Pourquoi le génocide a-t-il été « traité en haut lieu comme une affaire sans importance » (28) ? Pourquoi le génocide n’a-t-il pas été perçu justement comme ce qu’il était réellement, à savoir un génocide ?

Pourquoi a-t-il seulement été considéré comme un épisode « d’une multiséculaire guerre tribale ou guerre ethnique », une de plus sur le continent noir ? Autrement dit, et plus simplement, pourquoi un certain nombre de media officiels et d’hommes politiques l’ont-ils ravalé « au rang de massacre interethnique » (29) ?

Qui dit « massacre interethnique » dit deux choses : tout d’abord les Hutus et les Tutsis sont deux ethnies, ensuite ces deux ethnies se combattent. Cela dit purement et simplement qu’il est alors interdit de parler de génocide, le génocide supposant une force agissante et une collectivité victime, alors que là les torts seraient comme partagés (ainsi le FPR – force de rébellion avec à son bord une majorité de Tutsis – est-il souvent mis à l’index, notamment par le gouvernement français, diabolisé même, considéré comme une force pervertie du pouvoir, alors qu’il apparaît que le FPR est la seule force agissante qui ait un tant soit peu – il faut se rappeler que ses moyens étaient très modestes – mis fin au génocide au fur et à mesure de son avancée), et qu’ainsi intervenir dans le conflit serait hautement périlleux, puisqu’il faudrait tout à la fois mettre fin aux agissements des deux côtés, puis instaurer un état de Droit sans aide aucune, c’est-à-dire évidemment sans le secours de l’une ou de l’autre soi-disant ethnie. « Que peut faire la France lorsque des chefs locaux décident de régler leurs querelles à la machette (…) ? Après tout, c’est leur pays », conclut laconiquement le président Mitterrand en novembre 1994 (30).

Tous ceux (et ils étaient nombreux) qui adoptent ce point de vue font plus que se tromper. Ils se placent dans la mouvance idéologique du gouvernement Rwandais d’alors, adoptant la visée qui a été à l’origine même sinon de l’intention, du moins de la possibilité génocidaire.

Car il n’existe au Rwanda qu’une seule ethnie : l’ethnie rwandaise. Et si cela avait été compris, toute possibilité de génocide aurait été, de fait, éradiquée (31). Au Rwanda, la société est bien divisée (ce qu’elle était déjà avant la colonisation) en catégories sociales (32) mais celles-ci ne sont pas plus des tribus que des ethnies (33). Ces catégories sociales ont toujours « vécu ensemble », sur un territoire commun. Elles ont la même langue. Elles ont la même culture (34). On ne peut pas non plus parler fondamentalement de différences physiques entre elles, contrairement à ce qu’ont pu asséner les Hutus. Mais remarquons juste ceci : si les Tutsis étaient si différents physiquement des Hutus, alors pourquoi certains « politiciens hutu » ont-ils cru bon de devoir « exig[er] avec tant de virulence, dès la fin des années 1950, que l’appartenance « raciale » demeurât mentionnée sur les livrets d’identité ? » (35)

Mais d’où est venue alors l’opposition dite « ethnique » entre Hutu et Tutsi ? Celle-ci a été créée par la colonisation » (36). Comment ? « En plaquant sur la société rwandaise (…) un schéma d’interprétation raciste » (37). Ce schéma, en résumé, consiste à « faire des Tutsis une race à part et un mythe, anciennement venu du Nord, le mythe de l’européen à la peau noire, supérieur aux Hutus venant du Sud. » (38) Puis, dans les années 50, un certain nombre de rwandais lettrés ont repris à leur compte ces catégories raciales imposées (39). Cette opposition, qui a été ensuite « renforcée et exploitée à des fins criminelles par des politiciens désireux d’asseoir leur pouvoir » (40), a conduit en 1994 à un génocide (qui s’est produit, il est bon de le rappeler, après une série de massacres limités dans le temps et l’espace), lequel n’a pas seulement été considéré en haut lieu comme une affaire sans importance. Le constat est plus douloureux encore, et ce pour deux raisons.

Le génocide aurait pu tout simplement être évité. Le 24 janvier 1993, soit plus d’un an avant les faits proprement dits, Bruno Masure reçoit, dans son journal télévisé (Antenne 2), Jean Carbonare, afin qu’il puisse s’exprimer sur les massacres qui ont lieu (déjà) au Rwanda. Jean Carbonare indique alors que le prérapport que la fédération internationale des droits de l’homme a rédigé parle (déjà) de génocide. Après avoir rappelé que la France, « qui supporte militairement et financièrement ce système, a une responsabilité », il prononce ces quelques mots : « J’insiste beaucoup : nous sommes responsables ». Prenant à partie le présentateur, il lance : « Vous aussi, monsieur Masure, vous pouvez faire quelque chose, vous devez faire quelque chose. Pour que cette situation change, car on peut la changer. »

Mais ce n’est pas tout. Il y a eu pire que l’indifférence. Il n’est que de songer à la funeste opération Turquoise menée à bien par l’armée française, commanditée par le gouvernement Mitterrand. Cette opération, pour la résumer en quelques mots, s’est déployée absurdement (à ce qu’il semble lorsqu’on ne perçoit pas immédiatement, et comment le pourrait-on, les intentions cachées du gouvernement, dissimulées sous une apparente visée humanitaire louable), non pas à Kigali, où les massacres continuaient (aussi, quelle invraisemblance logistique !), mais, curieusement, sur le chemin de l’exil de deux millions de rwandais vers le Congo et le Zaïre. Les troupes françaises ont en effet atterri à Goma et Goma était la seule sortie possible pour ceux qui fuyaient le pays. Or, ceux qui empruntaient ce chemin de l’exil n’étaient pas, contrairement à ce qu’a affirmé, entre autres personnalités politiques, Alain Juppé (41), « les survivants », « menacés d’extermination », autrement dit les rescapés du génocide, ceux qui empruntaient ce chemin de l’exil étaient les génocidaires, les massacres s’étant éteints d’eux-mêmes (sauf dans la capitale), faute de survivants.

En protégeant ce couloir soi-disant humanitaire jusqu’à des camps où des épidémies se déclareront ensuite, les militaires français protègent une foule constituée « des civils hutus, les uns sans armes, les autres armés de mitraillettes, de tournevis, de machettes, de grenades » (autrement dit « les forces armées rwandaises »). Puisque les forces armées françaises protègent l’exode des génocidaires, il n’est pas étonnant de voir ces derniers accueillir les français en libérateurs. Mais pourquoi avaient-ils du reste besoin d’être protégés ? Tout simplement parce qu’ils étaient poursuivis par le FPR commandité par Paul Kagame, l’homme fort de cette funeste période, lequel deviendra par la suite le président du Rwanda. Par un « formidable tour de passe-passe médiatique, la menace semble [ainsi] venir du FPR ». « L’ennemi reste bien » cette force agissante, « génocide ou non. » (42) Aussi l’opération Turquoise soi-disant humanitaire a-t-elle eu pour objectif non de stopper les massacres qui perduraient mais de bloquer l’avancée du FPR, mettant de fait les génocidaires à l’abri de toutes représailles (43).

Cet exode de centaines de milliers de personnes, victimisées par les media et les politiques, a donné lieu aux images les mieux connues du Rwanda, celles qui nous ont le plus durablement marqué, étant celles qui soir après soir ont déferlé dans nos journaux télévisés.

En effet, avec l’opération Turquoise, les media, jusque-là discrets, sont devenus prolifiques en matière d’images concernant l’exode (lequel déferlement était de nature quelque peu assourdissante). Seulement, les massacres avaient déjà eu lieu, alors pourquoi filmer ? « Le génocide était passé, le mal était fait, et ça servait à quoi de faire des photos, pour l’histoire ? Moi, je vois pas l’intérêt », s’insurge Luc Delahaye. Avant d’ajouter de façon pertinente : « Et pour l’histoire de qui ? Elles sont destinées à qui nos photos ? Elles sont destinées à l’Europe et aux Etats-Unis et ça correspond à quel pourcentage de l’humanité ? » (44)

En effet, « une chose est de filmer pour dénoncer », mais lorsque les événements sont achevés et qu’on n’en montre que les traces (ou lorsque l’on sait, dans telle ou telle situation, que dénoncer ne permettra en rien de faire évoluer les choses), « c’est sans doute là que commence le voyeurisme. » (45) Ainsi, jamais peut-être avec plus de force qu’à ce moment-là s’est posée la question de savoir dans quelle mesure la photographie et le reportage ont partie liée avec le voyeurisme, dans quelle mesure l’un et l’autre sont voyeurisme. De savoir jusqu’à quel point, comme le dit Raymond Depardon, « celui qui regarde devient voyeur », jusqu’à quel point le photographe, fondamentalement voyeur, ne se fait finalement « artiste » que « pour la bonne conscience » (46) ?

Pour se poser la question du voyeurisme supposément intrinsèquement constitutif de la photographie de guerre (47) (ainsi évidemment que du reportage filmé), il est nécessaire de se figurer un instant la dynamique regardant-regardé, avec au centre l’appareil photographique ou filmique, et de s’y arrêter (48). Il est nécessaire, en théorisant, de s’interroger sur la légitimité de cette dynamique (propre à ces situations extrêmes que seuls – quasiment – connaissent les reporters de guerre).

Ce qui me semble ici extrêmement problématique, c’est que le regard devenu vérité du regard par la preuve qu’il fabriquera (la photographie ou l’image animée) conforte autrui, même à son insu (la personne souffrante est d’emblée autrui, puisque l’appareil enregistreur fonde de facto cette distance : il trace une ligne infranchissable entre deux mondes, celui des vivants – qui reviendront intacts avec leurs images – et celui des presque-morts) dans le rôle que les circonstances lui font prendre, et en quelque sorte légitime ce rôle de souffrant, de mourant. Prendre une photo devient l’inverse d’une main tendue, laquelle a pour force première d’être cela même qui peut changer, même à un degré infinitésimal, la situation présente, la renverser.

Le photographe enferme autrui dans sa dynamique d’être souffrant, et rend comme inexorable cette position, par un double fait.

Tout d’abord, ce qui pousse le photographe à vouloir justement être photographe en appuyant sur le déclencheur à un instant donné (privilégiant celui-ci au mépris de tous les autres) est une tournure particulière (parce qu’il la juge telle) de la situation qu’il étudie en observateur et qui présentement (dans le présent du regard du photographe) fige l’autre sous une certaine attitude (laquelle amène le photographe à adopter un angle de vue particulier – au mépris de tous les autres). L’attitude que prend l’autre dans sa souffrance, et dans son délaissement (dans la façon qu’il a d’être délaissé), est une garantie donnée au photographe quant à la continuité de celle-ci (suffisante pour que de celle-ci il soit pris acte, suffisante pour que le photographe ait le temps, après avoir cadré, d’appuyer sur le déclencheur). En effet, un changement brusque de cette attitude serait vécu par le photographe, sans même que cela soit formulé en lui, comme une trahison.

Ensuite, la photo est l’inverse d’un instantané : « la photographie présente sans fin le présent qui fut. » « Sans fin la photo dit « il y a. » (49) C’est une éternisation partielle de la réalité apparente d’un moment de la vie d’un être. Cette formule montre bien, dans son antinomie, que cette valeur particulière d’éternisation qui est propre à toute photographie est un mensonge au double sens du terme. Mensonge parce que cette éternisation place, de fait, un moment dans une permanence telle que ce moment perd son statut de moment pour devenir un monde aux contours indéfinis en soi, et mensonge aussi (dans le cas précis du photoreportage de guerre cette fois) parce que la vérité de l’être qui est montrée est la souffrance, laquelle est en réalité extérieure à l’être, laquelle est une réalité extérieure à l’être, et l’a assailli comme une chose étrangère à lui-même (le reportage de guerre est ainsi l’exact inverse du travail d’enregistrement et d’approche que Depardon a pu entreprendre dans un asile), alors que de facto par la grâce ambigüe de l’éternisation propre à la photographie, l’être devient une personnification de sa souffrance ; de fait il n’a de sens même, dans cette dynamique du regard, que comme personnification de la souffrance. C’est le sens de la remarque de Chris Marker sur « les femmes de Saipan » qui se sont jetées dans le vide. « J’avais déjà vu ces images », confesse le cinéaste. « Au ralenti, on voit mieux cette femme qui se retourne, qui voit la caméra, est-ce qu’on est sûr qu’elle aurait sauté si au dernier moment elle n’avait pas compris qu’elle était vue ? » (50)

Le viseur de l’appareil photographique semble toujours être un écho du viseur de l’arme qui a une première fois frappé celui qui est ainsi pris en considération par un regard extérieur aimanté de fait (parce que c’est du reste sa fonction) par toutes les réalités de la souffrance. Il s’instaure entre le regardé et le regardant un rapport de force où le regardé est écrasé, réduit à son gémissement, à la plainte qu’il se doit de continuer à jouer, au rôle qu’il identifie justement à ce moment précis comme un rôle, comme une posture qu’on lui demande de tenir, de continuer de tenir…, comme son rôle (paradoxalement le rôle de sa vie puisque c’est celui qui le fait exister pleinement au regard d’autrui – au regard d’un autre qui soit pleinement autrui puisque le photoreporter est le plus souvent européen, tandis que le regardé, le plus souvent, ne l’est pas, et que l’un et l’autre ne sont parfois pas même amenés à pouvoir se parler –, qui le fait exister en tant que personne recevant l’aval d’un regard, recevant l’approbation d’une conscience s’attardant à ce point sur lui qu’elle veut garder des traces de ce qu’elle (ap)perçoit), celui qu’il tiendra jusqu’à la fin – c’est-à-dire jusqu’à la fin du regard (morcelé et répété ; infiniment – et de façon indéfinie – répété sur la trace qui est aussi la preuve : photographie ou fragment d’archive filmée).

Le regardé devient un porte-parole, plus encore qu’un témoin, de la souffrance qui l’assaille alors même que tout son être lutte contre cette souffrance, tout son être crie qu’il ne veut pas être confondu avec sa souffrance, tout son être cherche à faire de cette souffrance une chose à ce point étrangère qu’elle finira par se détacher de lui. En créant l’amalgame entre souffrance et souffrant, le regard nie la lutte (qui est continue et continûment, peut-on penser, au fur et à mesure, exacerbation d’elle-même) entre les deux, lutte faite de refus, de toute une palette de refus (car il y a une multitude de refus), laquelle lutte est constitutive de l’être (pris en flagrant délit d’être dans son halo de souffrance), et qui lui donne tout son sens en tant qu’être, puisque un être est d’abord et avant tout un être-qui-veut-perdurer (avant même d’être un étant. L’étant ici n’est pas une notion Heideggérienne, pas plus que l’être-qui-veut-perdurer se confond entièrement avec le da-sein. L’étant tel que je le pose ici est ce qui surnage de l’être après qu’il a chu de sa temporalité, c’est-à-dire ce qui reste après que l’être a chu de la perception qu’il a de lui-même. C’est un être débarrassé de toute notion d’articulation de sens. C’est un être qui s’ignore en tant qu’être, ce qui ne signifie évidemment pas qu’il se trouve dans un en-deçà de l’être. L’étant est ainsi un être qui n’est aucunement conscience de son être. Il y a un point d’origine de l’être, ici désigné par l’étant, qui ne peut s’approcher que par aveuglements successifs, que par tâtonnements théoriques dans le vide de l’informulé. L’être-qui-veut-perdurer est quant à lui l’être qui se pense, qui se réfléchit en tant qu’être aussi bien dans une conscience propre au sujet que dans une instinctivité propre à l’espèce. Aussi définis-je ici l’être, et ce de façon sommaire, comme vivant dans une dynamique perpétuelle entre les deux instances qui le constituent, comme étant cette dynamique : à savoir l’étant et l’être-qui-veut-perdurer).

Le regard nie ainsi l’espoir (c’est-à-dire la vraisemblance de la réalité quant à soi que la pulsion de vie de l’être-qui-veut-perdurer – quitte à faire ici un pléonasme – cherche à faire se cristalliser), et la continuité de l’être, laquelle est salvatrice de l’étant (qui de fait ne s’inscrit pas dans une dynamique temporelle, qui est le noyau d’être sur quoi le temps n’a pas de prise réelle, l’étant étant par définition asocial, pas même inscrit dans une socialité avec lui-même ; or, la socialité n’est finalement qu’un rapport exprimé et développé de soi au temps), l’inscrivant dans une dynamique intime et insécable avec l’être-qui-veut-perdurer, et donc constituant l’être en tant qu’être. Puisque toute continuité est continuité dans le temps, la continuité de l’être ne fait de la souffrance qu’un épiphénomène, par le fait même qu’elle est continuité et donc constamment tendue vers son futur indéfini (quand bien même elle ne se vérifierait pas en tant que continuité mais s’arrêterait brusquement par la mort de l’être). Le regard nie la continuité de l’être qui constamment se tend – quand une situation de souffrance l’assaille de toutes parts – vers un ailleurs du ressenti qui soit, sinon plénitude (l’optimisme de l’être agit à des degrés divers suivant les individus), du moins arrangements intimes et constants avec ce qui fait mal. Cette blessure causée par le regard extérieur dans sa performativité (son langage de regard est ce qui advient, devient ce qui est) est aggravée par cette autre blessure formée suite à la destruction de la distance entre le regardant et le regardé, laquelle destruction s’opère par l’intrusion d’un regard qui s’attarde d’une part (le cadrage suppose ce temps pris par la photographe) et d’autre part par la trace à venir de ce regard qui s’attarde (ce que dit implicitement tout dispositif de regard qui fait appel au tiers réifié qu’est l’appareil enregistreur – c’est bien, de part sa valeur, de part son autorité à faire advenir ce qui advient, un tiers et non le redoublement de la présence du photographe), façon cette fois réelle, matérialisée, qu’a le regard de s’attarder infiniment. À ceci s’ajoute la proximité obligatoire du photographe, qui devient ainsi physiquement en situation de porter secours à l’être qu’il photographie et qui ne le fait pas (même si, dans nombre de cas, les photographes agissent juste avant que les secours n’arrivent, sachant qu’ils arriveront), proximité rendue obligatoire par l’adage bien connu de Capa (51), laquelle alors nie la moindre distance, devenant, plus qu’un écho, une continuité de la blessure originelle conçue par le génocidaire, car la distance, c’est cela même qui a été annihilé chez la victime par le tortionnaire, par l’acte de torture, ou la blessure, ou même l’humiliation, ou même le mot, qui a alors, toujours, valeur d’insulte (l’insulte étant ce qui est propre à briser l’orgueil en soi, l’orgueil c’est-à-dire une certaine sacralisation, et donc une certaine tenue d’un moi que par ailleurs l’être perçoit, dans l’énoncé de l’intime en soi, comme étant, par la temporalité, les zigzags de la vie personnelle, éparpillé). La brisure de la distance est cela même par quoi la victime est brisée, c’est-à-dire sera infiniment celui/celle qui se dérobera à lui-même/elle-même.

Mais ce dispositif de regard est nécessaire, me direz-vous, nécessaire car c’est le seul possible. C’est le seul qui soit à même de susciter des images, et les images sont indispensables pour montrer l’horreur, et possiblement faire réagir (que les images ne fassent par réagir dans telle ou telle situation ne signifie évidemment pas que c’est et ce sera toujours le cas).

Mais à quoi bon montrer la violence, à quoi bon montrer l’horreur ? Nous détournons les yeux à chaque instant. Rien ne nous « intéresse à l’origine en chaque chose que son rapport avec nous quant au plaisir et à la douleur » (52), et nous sommes uniquement soucieux de bonheur (53), de ce bonheur qui « hante la civilisation moderne » avec une « force idéologique » (54) telle que nous ne saurions la mesurer. Et quand nous sommes intéressés par la douleur, c’est uniquement parce qu’elle renvoie à la nôtre (55). « L’homme ne veut pas regarder la douleur de l’autre, à moins que cela soit la sienne. Il ne veut plus rien voir. Il ne voit plus le monde. » (56)

Nous qui vivons « le temps des objets », vivant « à leur rythme et selon leur succession incessante » (57), nous détournons les yeux du réel, quand bien même nous n’avons jamais été autant assaillis d’images montrant tout le délabrement du monde. En effet, « partout, c’est le cinéma-vérité, le reportage en direct, (…) la photo-choc, le témoignage-document… » (58) Mais justement, parce que nous sommes environnés d’images insoutenables, cela nous est devenu une habitude (59). Notre sensibilité, qui est aussi – primitivement tout du moins – sensibilité de révolte, s’est engoncée dans l’habitude, laquelle « fait que les hommes, cessant de réfléchir à ce qui les entoure de très près, se contentent de l’accepter. » (60) La saturation d’images montrant l’horreur dans toute sa dimension nullement dimensionnelle retire à l’image tout son pouvoir originel, qui est un pouvoir pourtant (nécessairement) fort. Car elles ont bien un pouvoir, les images, un pouvoir qui a fait ses preuves, au temps triomphant du photoreportage (il n’est que de songer à l’agence Magnum). En effet, les images de guerre ont ceci de particulier qu’elles sont à elles-seules, sans discours qui les sous-tend, dénonciation. Hasardons alors cette définition : les images de guerre sont toutes les images qui sont à elles-seules, dans leur rhétorique visuelle, leur propre discours de dénonciation (c’est ce qui les distingue d’emblée de toutes les autres images) (61). En outre ces images signifient-elles le fait même de les prendre, ce qui n’est en rien évident (étant donné le risque encouru), et cette prise de risque se construit sur une foi en les valeurs de l’humanité, sur un désir (supposément partagé par tous) de justice, de changement face à ce qui pourrait sembler d’abord l’inéluctable de la désolation humaine : « les gens veulent réellement savoir quand un événement tragique se produit, quand quelque chose d’inacceptable se passe dans le monde », constate le plus talentueux reporter de guerre qui soit, James Nachtwey, avant d’ajouter : « Et ils veulent qu’on réagisse. C’est ce que je crois. » (62)

Mais paradoxalement, ce n’est pas ce qui se produit. Ces images, au lieu de nous faire réagir (devenant l’ordinaire du spectacle du monde qui est offert à notre vue, comment réagir face à l’ordinaire, ne serait-pas alors quelque chose de l’ordre même de l’étrangeté dans la chorégraphie codifiée car sociale que constitue notre comportement ?), nous confortent dans notre retrait des drames, et même nous font jouir de ce retrait, puisqu’en recherchant le cinéma-vérité, c’est une extase infime et informulée après quoi l’on tend. Celle de se savoir absent de ces événements. Je recherche, par le spectacle des drames, « le plaisir profond de n’y être pas. » (63).

Enfin, dans un espace saturé de signes où l’on a appris de façon extrêmement récurrente que les images étaient journellement retouchées, arrangées (64), nous savons bien que les media « ne nous renvoient pas au monde », mais « nous donnent à consommer les signes en tant que signes, attestés cependant par la caution du réel. » (65) Un mort est un signe parmi les signes (un mort est une image de mort). Pour que ce signe nous touche autrement que comme signe, il faut le rendre palpitant d’humanité, il faut sortir le corps (figé sur la photographie ou même sur le fragment d’image filmée) de l’anonymat. « Pour que la mort soit vraiment intéressante pour le public, (…) il faut que la vie du personnage qui est mort soit intéressante. Le mort anonyme dans une tranchée ou dans un coin de jungle n’offre pas un intérêt évident pour le grand public. » (66)

Pour redonner vie aux images, restent alors les mots. Plus exactement les mots des témoignages – car quelle portée peuvent avoir des paragraphes explicatifs, descriptifs, voire même théoriques dans l’imaginaire des lecteurs, à partir du moment où ils ont été produits par ceux-là même qui étaient absents (quand bien même ils étaient sur place, l’absence restant définitivement une absence du corps dans son ressenti, une virginité de ce dernier qui n’a rien connu de ce qu’on lui demande maintenant d’appréhender avec des mots, une virginité qui interdit de facto au sujet d’être à même de percevoir), ceux-là même qui ne sont en rien concernés (se sentir concernés n’est pas l’être) par ce dont ils sont amenés à parler en vertu uniquement de leur positionnement social, qui donne de fait à leur discours une légitimité, en lui conférant d’emblée, sans argument préalable, un intérêt journalistique (et mon propos ici n’est pas de remettre en question la pertinence d’un tel discours journalistique : ce dernier me semble nécessaire, et est du reste parfois à même d’éclairer à un tel degré les événements qu’il en devient ainsi indispensable).

C’est-à-dire reste la parole. C’est la parole issue du « signe », ou d’un signe semblable (dans son parcours) qui le destitue de son rang de signe, en l’humanisant. Le témoignage est toujours issu de ceux qui ont traversé le temps de l’événement (et perduré par-delà celui-ci) tout en étant traversé par lui. Le rescapé a gardé en lui une trace indélébile, une empreinte (dont la portée et l’intensité divergent d’un individu à l’autre) de cet événement mais paradoxalement son témoignage ne se résume jamais au dévoilement tenté de cette empreinte de l’événement en lui (il n’est pas de témoignage dont la seule fonction soit d’articuler le temps intime et le temps de l’événement, et de donner à percevoir autant qu’à ressentir, via l’intelligence – c’est-à-dire la capacité qu’à en l’occurrence l’auditeur de construire intellectuellement et de façon à soi intelligible une abstraction, de se représenter ex nihilo –, cette articulation). Parce qu’il naît d’une vision intime et plurielle de l’événement articulée dans le temps (il n’est jamais de témoignage qui survienne immédiatement après les événements : pour que l’articulation de l’événement s’opère par la parole, il est toujours besoin de temps, fût-il du reste minime), le témoignage est aussi à chaque fois un « raconter » (67), parce qu’il s’agit toujours de narrer une part de vie, pour le témoin, quand bien même aucun événement constitutif d’une vie, de sa trame, n’est relaté (quand bien même la narration est empêchée, avortée, ou brusquée, dans une précipitation qui en annule la trace dans la conscience de l’auditeur, dans une précipitation qui n’est précipitation que du côté du témoin, qui n’est telle que parce que ce dernier la sait telle).

Cela se produit à chaque fois pour la raison simple et suffisante que ce qui est dit est toujours reçu ainsi par l’auditeur, par le cueilleur de ce qui articule un sens autour de la façon dont l’histoire individuelle a croisé, de façon traumatique, l’histoire humaine. En effet, pour l’auditeur, la description de l’événement (et des souffrances qui y sont rattachées) est toujours reçue comme description d’une part de vie, ce qui permet l’empathie (autrement le regard empathique deviendrait regard clinique, même improvisé, même déstructuré). L’événement, et la souffrance qui y est rattachée (la souffrance qui est toujours, du reste, la part humaine de l’événement) sont toujours perçus comme étant l’exceptionnalité. Ils ne sont jamais considérés comme une réalité, laquelle doit être décrite pour être perçue dans sa globalité mais aussi dans ses nuances. Aussi le témoignage d’un rescapé n’est-il jamais dévoilement de l’empreinte de l’événement en lui, et ce également du fait du témoin (ce n’est alors pas uniquement l’écoute qui construit le sens, qui construit la visibilité du sens), dont la parole est d’abord pensée pour autrui, en plus d’être suscitée par lui. Il s’agit pour le témoin de faire comprendre, ne serait-ce qu’un tant soit peu. Autrement, quelle utilité pour le rescapé y a-t-il d’articuler ainsi un sens autour de l’événement, l’événement autour de quoi l’on ne peut justement articuler le moindre sens, car celui-ci n’a de réalité qu’individuelle (et le sens renvoie toujours au collectif ; une réalité purement individuelle, qui ne peut-être abordée en miroir d’autres réalités, n’a pas le moindre sens : elle n’est qu’existence), c’est-à-dire quel intérêt y a-t-il pour le témoin à placer l’événement dans une dimension collective, une dimension donc autre et en tous points étrangère à l’événement, une dimension qui interdit le retour à l’événement (puisqu’en le plaçant dans une réalité autre, le rescapé fait devenir l’événement autre, en le rendant dicible) ? Le témoignage ne s’apparente ainsi jamais à la parole décousue (idéalement décousue et idéalement issue d’une déconstruction de l’attention du patient) mise en scène (nous ne reviendrons pas sur l’importance de cette mise en scène, qui inclut pour le patient jusqu’au fait de payer) lors d’une psychanalyse. Elle est toujours parole de circonstance, parole en miroir de l’écoute attentive et demandeuse de la conscience vierge de toute réalité qu’est celle de l’auditeur. Elle est toujours scénographie sociale codifiée en langage, au plus près d’un horizon d’attente informulé.

Mais dans quelle mesure la parole du rescapé, qui est entrelacée à l’écoute de l’auditeur, laquelle est davantage parole que la parole du rescapé, car cette écoute est parole intimant à la parole d’être parole, dans quelle mesure cette parole du rescapé (parce qu’elle n’est jamais – pour nous qui ne l’avons pas recueillie – qu’une seule trace) peut-elle être rapprochée de l’image ? Dans quelle mesure est-elle signe ?

Tout d’abord, me semble-t-il, il est utile de rappeler (tant ce qui est manifeste est souvent ce qui chemine invisiblement) que le « raconter » du témoignage suppose évidemment une prise d’écoute, laquelle est tout à la fois une captation de la parole et l’élan de cette dernière. L’écoute n’est en effet pas passive, comme nous l’avons déjà souligné, puisqu’elle fait advenir la parole et qu’elle la fait également advenir au présent dans le futur indéfini, c’est une écoute qui est ainsi génératrice du présent de la parole, à l’infini – un infini évidemment indéterminé.

L’un et l’autre (la captation et le « raconter ») sont pour nous qui n’avons pas recueilli les paroles à ce point inséparables que la parole du témoignage semble ne pouvoir trouver sa vraie place que dans un enregistrement de type vidéo. Car la captation signifie alors, par ce biais, retransmission du souffle, du silence, de l’émotion (le « raconter » est ainsi mis en perspective dans une dimension plus vaste, qui est l’humanité du rescapé approchée de façon circonstanciée sans rien perdre, forcément, de son flou). Et dans ce cas, même si le « raconter » propre à la parole qui soit une parole de témoignage est toujours, de facto, une éternisation de la parole (étant donné que le moment du « raconter » est toujours un temps double : le temps de la prise d’écoute, et le temps de l’écoute, possiblement sans cesse répétée, à tout moment), cette éternisation est contredite à touts moments par l’humanité qui sourd du souffle, du silence, de l’émotion (de cette mise en perspective qui place le « raconter » dans son contexte de parole – de parole humaine), et qui vient mettre au présent cette parole constamment, c’est-à-dire qui vient la mettre dans notre présent à nous, et ainsi faire qu’elle soit possiblement l’une de nos paroles intérieures (qui se tressera durablement autour du fil de notre émotion, de nos émotions), et non plus seulement un objet extérieur face à nous figé. La parole ainsi figée mais en même temps rendue constamment à son présent de parole est de ce fait tout l’inverse du signe figé par le biais de l’image. Tandis que l’éternisation du corps, dans son attitude, dans sa souffrance, interdit le retour à l’humain, et donc à l’éphémère, au présent, à l’instantanéité du temps de l’émotion (voir plus haut), l’éternisation du souffle par la captation vidéo ne dénature pas l’humain au sein de la parole, et donc le sens même de cette dernière. Puisqu’en effet toute visée de la parole est de parler de l’humain, c’est-à-dire de la façon dont l’humain a été mis en péril (en parlant de l’humain, on ne parle que de la façon dont celui-ci peut être – ou a été – mis en péril : parler de l’humain, c’est parler de la fragilité de l’humain), et donc de l’obligation (même si cela n’est jamais dit) qui est la nôtre de tenter (à tous moments) de protéger l’humain.

D’autres différences, salvatrices, existent bien évidemment entre l’image et le « raconter » de la parole de témoignage. Le « raconter » suppose une empathie, un sérieux (eu égard à la douleur du rescapé, car chacun de ses mots est plein d’un silence qui signifie : « Ça y est, je commence. Pour toi, pour vous tous, je dois le dire, je dois l’écrire » (68), est plein d’un silence qui veut, à chaque mot, se muer en preuve), une écoute (c’est-à-dire l’autorisation que nous donnons à ce qui va advenir de prendre pied en nous), laquelle, parce qu’elle s’appuie sur une certaine durée, n’est pas brisée par nos mécanismes de défense. Tandis qu’une image peut être aussi facilement refoulée qu’elle peut marquer durablement dans sa violence (mais alors c’est la violence qui est contenue en elle qui nous marque, et non l’image en tant que telle, c’est-à-dire ce qu’elle donne à voir, et par là même, idéalement, à penser), une écoute nous habite, ne s’inscrit pas en nous mais fait corps avec nous, pour nous construire, pour que nous sortions différent de l’écoute, autre, parce que portant en nous la confession de l’autre.

De cette construction du pluriel en moi qui ai vécu de longs mois avec cette parole de l’autre (un autre qui n’est pas autrui, car je suis aussi l’autre de cet autre), est né ce livre. J’ai ainsi vécu, jour après jour, avec des témoignages (69), notamment ceux recueillis par Jean Hatzfeld dans sa trilogie parue au Seuil – Dans le nu de la vie, La stratégie des antilopes, Une saison de machettes (aussi, en manière d’hommage, deux vers sont notamment empruntés à Cassius Niyonsaba, dont la parole fut réveillée par Jean Hatzfeld non loin de la colline de N’tarama : « Les gens qui ne coulaient pas de leur sang coulaient du sang des autres, c’était grand-chose. » (70)) Mon travail poétique est dédié à ces deux êtres, le rescapé et le passeur de paroles (celui qui souffle sur les braises de la mémoire), ainsi qu’à Julien Schuh, décrypteur d’absolu, et ciseleur de langages.

Invariablement, vivant avec les rescapés, dans le cénacle halluciné de la pensée, avec leur « raconter », j’ai été, inlassablement, dans leur « langue le muet » (71). Invariablement, je n’ai voulu qu’une seule chose, contribuer, en faisant parler l’horreur que j’ai pu déceler dans leurs témoignages, à faire parler (individuellement, de telle sorte que la parole ne soit plus visée vers mais retour sur) ces êtres (à les faire parler par-delà le mensonge du langage, le mensonge de la logique qu’est tout langage, à les faire parler avec le souffle seul), avant qu’ils ne prêtent leurs lèvres « à une parole anonyme de l’histoire » (72), laquelle, parce qu’obligatoirement structurée (car organisée, qu’elle soit du reste synthétisée – ce qui est le cas le plus souvent – ou complexifiée), est mensongère quant à la trajectoire toujours individuelle de la douleur, et quant à l’horreur qui s’inscrit en l’être en épousant la trajectoire individuelle de la douleur. Ainsi, il s’agissait non pas de prendre le pas sur leur parole en faisant advenir une parole qui soit autre, mienne, et donc évidemment mensongère (car mystificatrice, en dépit même de son pouvoir – qui est en d’autres contextes une vertu – heuristique), mais de faire parler inlassablement l’horreur que les témoignages m’avaient donnée à lire, sans qu’elle soit formulée.

Et s’il est vrai qu’il « ne faut parler que si l’on ne peut se taire » (73) (commandement complété par Wittgenstein dans son Tractatus : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » (74)), alors, je ne peux me taire. Je dois dire l’horreur, face à laquelle, comme toute personne qui a entrepris d’être tout entière écoute face à des victimes de génocides, j’ai dû « déposer toutes les connaissances accumulées et apprendre ». Car entendre l’horreur signifie « progressivement l’intégrer, ne plus l’éviter. » Alors même que tous nos repères, un à un, sautent (75). Etre confronté à l’horreur, c’est-à-dire vivre avec le traumatisé dans sa parole et dans son manque de parole, dans cette aporie de la parole (76) (qui ne tient évidemment pas seulement à la pudeur africaine constatée par Raymond Depardon : « en Afrique, (…) les populations du sud au nord ont un point en commun : c’est leur pudeur face aux difficultés », leur « pudeur à parler de la douleur » (77)) qui est aussi de la parole (une aporie que seule notre écoute est à même de rendre parole, mais attention rendre signifie ici que notre écoute dévoile la parole dans l’aporie, mais ne la forme pas, ne la rend justement pas parole), m’a amené au poème, au « poème réel » tel que le définit Stéphane Bouquet, « celui qui est une concordance et une harmonie dans le monde, celui qui occasionne ma perte » (Le mot frère, Champ Vallon, p. 101), c’est-à-dire m’a amené dans « quelque chose » qui arrive et dans quoi je me suis dilué lentement (Ibid).

L’horreur (les ultimes mots du colonel Kurtz : « L’horreur, l’horreur » (78) résonneront encore longtemps), c’est la violence qui soudain manifeste l’abîme, le déjà-abîme lequel paraît « de part en part » (79) – puisque le véritable abîme est le temps de la mémoire pour les rescapés, c’est-à-dire le temps de l’impossibilité réelle de la mémoire, la mémoire étant tout à la fois fantôme de captation (c’est-à-dire captation atténuée) et recomposition, la mémoire étant trace et narration ; or, quand il s’agit d’événements à ce point traumatiques, la narration contredit fortement la trace. Cette dernière, ne pouvant être véritablement narrée, ne peut ainsi être avalée (et non digérée, ce travail de digestion survenant par la suite) par le sujet au point de devenir une part constitutive de son être (la narration impliquant toujours, en enfermant ce qui survient dans une logique, le triomphe, même infime, de l’être). Cette mémoire du rescapé reste de ce fait détachée du sujet, ombre qui l’anéantit et qui n’est ni séparée ni proche de lui, qui reste dans un entre-deux rendant impossible la pacification qu’opère la mémoire réelle, laquelle est bien narration de la trace.

Alors je dois dire la violence, laquelle ne « consiste pas tant à blesser et à anéantir » (80) (rendant ainsi notamment noir fragmentaire « la belle lumiere de la santé » (81)) « qu’à interrompre la continuité » (82) des êtres, laquelle consiste à accomplir ou faire accomplir des actes qui sont à même de « détruire toute possibilité d’acte » (83) : la finalité de la violence est l’absence de violence, de toute possibilité de violence (c’est-à-dire, intrinsèquement, de rébellion) pour le sujet victime.

En effet, la torture « n’est pas réductible au catalogue des violences et agressions physiques et psychologiques. Celles-ci ne sont que les moyens et les instruments d’un système lucide et bien articulé qui tend à détruire les croyances de la victime, à la dépouiller, en tant que sujet, de la relation à soi-même, à ses idéaux, à sa mémoire. » (84) Tout rescapé est un Ulysse, « sans autre Ithaque qu’intérieure » (85), mais une Ithaque qui soit à ce point intérieure qu’il ne la retrouvera sans doute jamais. Et quand il revient, on ne l’attend pas, on ne le reconnait pas. Quand il revient, c’est « avec les vêtements d’un autre, le nom d’un autre » (86). Alors, quand il revient, il ne peut que chuchoter, en pleurs : « Si tu me regardes, incrédule et dit : Tu n’es pas lui, je te montrerai des signes et tu me croiras. » (87)

Et s’il parvient à persuader les autres de son identité, il ne parvient jamais vraiment à se persuader lui-même. Le rescapé a ainsi l’impression d’être mort, en même temps que d’être né après le génocide (88). Hasardons cette définition du rescapé d’un génocide : le rescapé est celui qui est expulsé du ventre du génocide, mort-né. Aussi dire quelque chose de l’horreur du génocide, ce peut être tenter d’expliciter, même en surface, les mécanismes de destruction par lesquels l’être est devenu rescapé, c’est-à-dire est devenu un être qui dans son instabilité échoue à se penser autrement que comme « mort-né ».

L’on peut dire quelque chose de l’horreur en explicitant sa logique. Car l’horreur d’un génocide est l’inverse d’un « agir » spontané. Longuement prémédités comme nous l’avons déjà souligné, méthodiques, pensés, dirigés, contrôlés, encouragés, ces massacres sont le fruit d’une logique, laquelle est la logique génocidaire. Dire cette logique, c’est montrer toute l’horreur d’actes qui sont arrivés à maturation car le délire de la spontanéité, et la folie qu’il suppose, pourrait presque ressembler, de loin, à une excuse.

Pour ce faire, il s’agit de montrer les structures d’un génocide, c’est-à-dire d’une pensée génocidaire en actes. Notre volonté ici n’est évidemment pas d’être exhaustif, faute de place, mais de montrer, même sommairement, qu’un génocide structuré par une série de massacres est loin de signifier seulement la mort de l’être pensé, vécu comme Autre (d’une altérité en tous points insoluble dans le même que les exécutants sont censés représenter, représenter et reformer inlassablement par des paroles, et des actes lesquels naissent de ces dernières – dans le cadre d’une logique génocidaire).

Il ne s’agit ainsi pas uniquement de tuer, pour les génocidaires. L’acte de tuer n’est pas l’acte ultime : c’est un acte parmi d’autres. Il s’agit de placer une distance entre « victimes et tueurs », laquelle « fait partie du crime lui-même » (89), une distance qu’il s’agit d’appréhender maintenant pour tenter d’en percevoir toute la violence et la complexité.

Il s’agit d’abord pour le génocidaire de nier l’humain dans la victime et ainsi de placer une distance de nature (il est bien plusieurs sortes de distance) entre lui et la victime (aussi du reste n’y a-t-il plus véritablement de victime, pour le génocidaire, celle-ci ayant perdu toute caractéristique humaine, aussi n’y a-t-il plus que du gibier – l’on trouve ce mot à plusieurs reprises dans les témoignages). L’arme ici est la parole, qui permet ce déni, d’où l’importance, extrême, des media. Les « media de la haine », la Radio Mille Collines en tête, hautement à l’ouvrage, heure par heure, pendant le génocide, ont eu pour fonction première d’attiser les haines, et ainsi d’encourager les miliciens à « travailler », c’est-à-dire à tuer davantage. Pour attiser ces haines, lesquelles ont été théorisées, pour devenir collectives, tout en restant, car c’est le propre d’une haine, personnelles (et personnelles à l’excès, c’est-à-dire intériorisées et systématisées à l’outrance dans toutes les échelles de regard et de jugement), cette radio a continué de diaboliser les Tutsis, de les figer sous la forme de monstres sanguinaires, animaux, insectes mêmes (cafards), pour résumer étrangers, et ce pour chacune des parties qui les constituent, à l’humain. Cette volonté résulte d’un primat toujours fécond dans l’imaginaire collectif fantasmatique de la vision du Tutsi comme autre héroïque, qu’il s’agit par conséquent de ravaler au rang d’insecte (en attisant cette haine, les autorités ne font que redonner au fantasme de l’autre plus fort, plus beau, doué de tous les privilèges, tout son éclat). Car si l’autre était d’emblée perçu comme inférieur, il ne serait pas rendu tel par la parole, avec une force qui confine à la frénésie et que la haine – ininterrompue –rendra toujours vive.

En outre, les media ont pour but d’affirmer la culpabilité des Tutsis, ce qui est une façon de placer une distance de valeur entre les tueurs et leurs victimes. Ce mécanisme par lequel le bourreau prend le statut de la victime est perceptible dans tous les processus génocidaires. Vous êtes coupables, vous êtes coupables, répètent les génocidaires à chacun de leurs actes. « Qu’avions-nous fait ? Quelle faute avions-nous commise ? » (90), demande un rescapé du génocide arménien, sans bien sûr attendre de réponse. En vérité, vous êtes coupables parce que vous êtes ce que vous êtes, semblent dire les génocidaires. Et alors, tous les Tutsis surpris par les tueurs se mettent, dans la panique du désespoir, à promettre à leurs bourreaux qu’ils ne recommenceront plus à être ce qu’ils sont.

Aussi cette volonté de culpabilisation de la victime (c’est-à-dire, en somme, cette recherche éperdue d’arguments confortant le génocide dans son cours et excusant son élan) va-t-elle bien au-delà de la désinformation proprement dite, qui est légion (91), laquelle doit contribuer, en faisant advenir, par la parole, et la répétition de la parole, une vérité autre, à faire disparaître les traces qui pourraient aider à définir le génocidaire comme coupable, au cas où la question de la culpabilité serait, après survenue d’une situation redoutée par les génocidaires, re-posée – car, sans même prendre en considération le regard des victimes qui n’est plus désormais, au cours des faits, regard que pour être cela même qui soit à même de poser inlassablement cette question, celle-ci est posée de fait par toute personne s’insérant dans une entreprise génocidaire au moment où elle s’y insère, le fait même de s’y insérer devant une façon de poser cette question, et d’y répondre ; en ce sens la désinformation est bien une façon qu’ont les génocidaires de tenter de pallier les incertitudes de l’après-génocide.

Il s’agit également pour les génocidaires, en accablant le FPR de crimes qu’il ne commet pas, de se rendre purs, dans l’éhonté du mentir pacifié (érigé) en vérité. Il s’agit de se rendre purs de toutes actions meurtrières en les plaçant de facto dans la sphère d’agissements des victimes. Or, comme tout sens est (devient) langage lors des génocides, puisqu’il n’est de réalité que le compte rendu que l’on en fait, il n’est que de dire (ou écrire) les choses pour qu’elles soient. Remarquons que ce mentir est érigé en vérité en fonction exactement du degré de légitimité reconnue (par les autorités agissantes, mais également par les consciences se plaçant dans leur sillage protecteur) de celui que je serais tenté de nommer : l’exécutant de la parole. Aussi le génocidaire (qu’il participe du reste en actes ou en mots à la logique génocidaire) est-il toujours un exécutant de la parole.

Cette logique personnelle de victimisation propre aux bourreaux, on la retrouve dans tous les génocides. (92) A-t-elle un autre but que d’absoudre les génocidaires, par la vertu performative d’une certaine parole érigée en vérité ?

Oui, si l’on prend en considération le fait qu’ainsi le génocidaire destitue la victime de son rang même de victime, ce qui est une façon de la tuer une seconde fois, de l’anéantir à la fois en tant qu’être mais également en tant que dépouille, c’est-à-dire en tant que reste, en tant que trace de cet anéantissement. La victime est ainsi triplement niée : en tant qu’être humain tout d’abord, puis en tant qu’être vivant, et enfin en tant que victime. Ne reste d’elle absolument rien, pas même ce qui l’a submergée (puisque le mentir est d’abord destruction des traces). Elle emporte avec elle, du fait du mentir généralisé du génocide, l’acte même qui est à l’origine de sa perte.

Pour finir, l’on peut considérer qu’il y a un certain héroïsme qui reste attaché à la victime, du fait d’une logique judéo-chrétienne (très présente dans les consciences des rwandais au moment des faits), étant donné la façon dont la victime est entraînée dans la mort, ou dans la brisure du moi. Et c’est pourquoi s’attribuer la place de la victime pour les génocidaires consiste également, peut-on penser, à s’attribuer cet héroïsme.

Ainsi, comme nous venons de le voir, les tueurs parlent, convoquent la parole, font advenir le sens en érigeant comme tel le non-sens frénétique et à valeur de monde, le non-sens déferlant à travers tout le cortège de leurs affirmations (« Une affirmation, comme le rappelle Nietzsche, agi[ssant] avec plus de force qu’un argument, du moins sur la majorité des gens ; car l’argument éveille la méfiance » (93)), dont certaines même ont été, et c’est du reste leur finalité logique, érigées en commandements.

Pour ce faire est-il nécessaire qu’ils soient les seuls exécutants de la parole. Pour ce faire est-il nécessaire qu’il n’y ait pas compétition dans la parole (il faut qu’il y ait un consensus dans la parole et que toute parole se confonde avec ce consensus). Aussi les victimes doivent-elle rester invariablement muettes. Les victimes sont les personnes à qui d’abord on retire la parole. Silence obligé (une victime, au cours de tout processus – pas nécessairement génocidaire – la définissant comme victime, si elle prend la parole, si elle prend sa parole – c’est-à-dire si elle affirme son existence dans la parole, si elle fait autre chose que supplier, supplier étant une façon de taire sa parole dans la parole, de faire avorter sa parole dans chacune de ses paroles –, risque le pire, mais peut-on parler de pire ?, y a-t-il une échelle dans l’appréciation de l’horreur ?), puis silence par éventration du souffle, par la mort. Prendre le pas sur les tueurs pour un rescapé (c’est-à-dire reconstruire son humanité par les actes que sont les paroles face à l’origine de tout déni de cette humanité), c’est aussi reprendre la parole, en affirmant sa parole encore vivante, face au silence des génocidaires, lequel constitue l’après-génocide intime pour chaque sujet ayant participé aux massacres. Parfois, le silence du génocidaire n’est pas à proprement parler un silence mais un déni (ce qui revient exactement au même). Face au déni, lequel est massif et souvent même généralisé, il s’agit alors pour le rescapé de rétablir le vrai sens concernant l’événement, mais également de se reconstituer par sa parole, car le déni est une façon de continuer de le nier lui, avec sa souffrance.

Il y a plusieurs dénis, lesquels apparaissent toujours dans un certain ordre chronologique. Le premier est le déni de l’événement. Celui-ci a été global au Rwanda, avant que les aveux se mettent à apparaître, à pleuvoir même. Qu’est-ce qui a provoqué ce revirement ? Qu’est-ce qui a suscité cette apparition multiple ? Les aveux sont apparus au moment de la mise en place des tribunaux populaires, les gaçaça, lesquels avaient pour fonction de traiter « le cas des exécutants du génocide », en « misant sur le principe d’une restitution des biens et sur une possibilité d’échange entre aveu et pardon » (94). Un aveu équivalait à une possibilité de remise de peine, ou même de libération, quand le crime perpétré était de première catégorie (trois catégories étant reconnues par les gaçaça). Cette initiative est issue de la volonté du président Kagame qui, en janvier 2003, « a annoncé qu’une liberté conditionnelle serait accordée à ceux qui passeraient aux aveux, provoquant les mois suivants une série d’aveux innombrables ». Ce faisant, il disait vouloir « accélérer le processus de réconciliation » en apprenant aux Rwandais à « pardonner », et ainsi à « guérir » » (95).

Partout, comme au Cambodge par exemple, l’on perçoit après les massacres « des rumeurs d’après lesquelles il faut se réconcilier, ne plus garder de rancœur, ce genre de choses » (96). Mais comment pardonner, alors que les tueurs « ne disent même pas que c’était une faute ». Ils n’ont en effet « rien à se faire pardonner, s’il n’y a pas eu faute » (97). Aussi le pardon est-il un non-sens pour les génocidaires (pourquoi pardonner, alors qu’il ne se disent, ne se pensent pas coupables ?), et l’idée même du pardon l’est également pour les victimes. Comment en effet pardonner après ce qui s’est passé ? Tant que les victimes vivront, rien ne pourra être oublié, et le pardon chemine de concert avec l’oubli, ou avec une mémoire atténuée par le cours de la vie, une mémoire qui trouve une résonnance moins douloureuse dans la (sur)vie propre au rescapé. Mais la posture de Kagame n’est pas une fausse posture. C’est une posture qu’il tient parce qu’il sent bien que c’est la seule possible, dans un pays comme le Rwanda. En effet, le pardon devient obligatoire puisque les rescapés Tutsi sont obligés de continuer à vivre au milieu des miliciens Hutu sortis de prison. Les rescapés et leurs bourreaux sont ainsi sommés d’ « inventer une autre manière d’être ensemble, de construire – ou de reconstruire, selon certains points de vue – une Nation et un Etat de droit » (98). Aurait-il été imaginable pour les juifs de vivre parmi les allemands ayant participé, à quelque niveau que ce soit du reste, à la bonne marche du système national-socialiste ? Cela serait-il imaginable ? Face à l’inexorable de cette situation inédite au cours de laquelle, au Rwanda, tortionnaires et victimes sont sommés de vivre ensemble, certains rescapés concluent superbement que plutôt que de « tendre vers la mort », il faut « rester en vie », « parce qu’on vit encore avec ceux qui nous ont voulus morts. Celui qui me voulait exterminée, il ne me verra pas finie. (…) être vivante-vivante, plutôt que survivante, est (…) ma seule vengeance possible » (99).

Quand le déni de l’événement fait place à l’aveu, demeure presque toujours un autre déni, celui de la responsabilité. Ce déni suit logiquement celui de l’acte. Le déni de la responsabilité est donc déni de la faute, la faute étant confondue avec l’origine de l’intention.

Le suiveur (c’est-à-dire l’exécutant du génocide, de tout génocide, tel qu’il se conçoit lui-même, face à ce qu’il juge être l’autorité – un suiveur ne pouvant se définir comme tel que face à une autorité lui conférant, de fait, ce statut) ne peut être accusé de faute, tout juste de faiblesse, laquelle est explicable quand on prend en considération son intention de survie propre, laquelle est excusée par le caractère instinctif de survie qui le définit en tant qu’être vivant. Or, n’est-il pas un être vivant (doué d’instinct) avant d’être un être humain (doué d’éthique) ? Accuser le suiveur pour ses actes, serait ainsi accuser l’être humain d’être avant tout, par-delà même son éducation, l’apprentissage constant qui a fait de lui ce qu’il est, un être vivant.

Même s’il est en désaccord avec ce qu’on lui demande de faire (Eichmann lors de son procès : « Je déclarerai pour terminer que déjà, à l’époque, personnellement, je considérais que cette solution violente n’était pas justifiée. Je la considérais comme un acte monstrueux » (100)), l’avis du suiveur ne doit en rien demeurer un frein à son action qui, si elle n’est pas menée à bien par lui-même, le sera par un autre, après qu’une semblable désaffection aura entraîné sa perte. Reste toujours la satisfaction ambigüe d’avoir fait son devoir, d’avoir été à la hauteur de l’attente et de la demande formulées par une autorité qui jouissait alors d’une considération collective incroyable (Eichmann toujours : « Mais à mon grand regret, [j’étais] lié par [un] serment de loyauté (…). Je n’ai pas été relevé de ce serment… (…) j’ai fait mon devoir, conformément aux ordres. Et on ne m’a jamais reproché d’avoir manqué à mon devoir. Aujourd’hui encore, je dois le dire ». (101)) Ce déni de la responsabilité (qui semble sincère) est toujours déni formulé à soi-même de la culpabilité (Un tortionnaire Khmer-Rouge ayant œuvré dans le centre d’interrogation et d’exécution S-21 : « Ce n’est pas ça, le mal », autrement dit ce n’est pas ce que moi j’ai fait. « Le mal, c’est les chefs qui donnaient les ordres. » (102)). Le suiveur, se pensant comme un rouage d’une mécanique qu’il n’est ni à même de contrôler, ni à même d’enrayer, encore moins de stopper, n’est selon lui, au moment des événements, qu’un exécutant sans conscience, on pourrait aller jusqu’à dire victime des ordres qu’on lui donne (Le tortionnaire Khmer-Rouge : « Mais ils m’ont donné des ordres, ils m’ont terrorisé avec des armes, et leur pouvoir. » (103)). Il ne résume en quelque sorte tout entier à ses bras, lesquels sont dirigés par l’intelligence décisionnelle des membres du gouvernement personnifiant l’autorité en ce sens que cette dernière est toujours, à quelque niveau que ce soit, pouvoir décisionnel (Eichmann encore : « Je ne me sens donc pas responsable en mon for intérieur. » (104)). S’il y a une culpabilité, c’est une culpabilité de surface (et encore qui ne contredit pas outre mesure l’amour de soi : « Aussi, je ne fais que le bien, et depuis mon enfance, je suis toujours resté bon, aujourd’hui encore. Je ne vole pas, je ne fais de mal à personne » (105), insiste curieusement le tortionnaire Khmer-Rouge), immédiatement mise à mal par l’idée prégnante et récurrente dans l’intime puis le social (qui devient une chambre communicante avec l’intime) comme quoi l’être devenu tueur par l’entremise de circonstances qu’il ne maîtrisait pas, n’avait dans chacun de ses actes, de ses gestes, rien que de l’obligatoire (La mère du tortionnaire Khmer-Rouge : « Mais tu n’y es pas allé de ton plein gré. Et les gens ne voient pas ça » (106). Le tortionnaire ajoute : « Si j’avais tué des gens de mon propre gré, ce serait mal. » (107)). Aussi, ses actes funestes, le suiveur ne les pense pas, a posteriori, comme étant les siens propres. Il les voit comme extérieurs à lui-même, place leur origine dans le pouvoir décisionnel, face à quoi il ne pouvait que se sentir désarmé, car autrement il aurait perdu la vie, s’il s’était laissé allé à exprimer des velléités de rébellion (Le tortionnaire Khmer-Rouge : « Dans mon cœur, j’avais peur du mal, j’avais peur de mourir. Aujourd’hui encore, j’ai peur. » (108))

Ce déni de la responsabilité est tout à la fois intime et collectif. En effet, « chacun se défausse et dit qu’il n’est pas coupable. » (109) « Je ne suis pas responsable, dit le Capo. Je ne suis pas responsable, dit l’officier. Je ne suis pas responsable… » (110) Mais « alors qui est responsable ? » (111)

Oui, qui est responsable ?

L’insistance avec laquelle la victime d’un génocide a été niée, de toutes les façons possibles (jusque par les différents dénis), fait que la vie après les massacres n’est en rien une survie même, mais uniquement, pour beaucoup, une immense fatigue, qui n’autorise plus le moindre geste du quotidien (quand on a été traversé par l’horreur du non-sens définitif – qu’est un génocide (112) – plus déstructurant pour la conscience que l’horreur avec son cortège d’atrocités, comment trouver ensuite le moindre sens au quotidien de la vie ?)

Face au déni, qui est la continuation de la logique génocidaire (par le déni de l’acte puis de la responsabilité, on atteint le rescapé en la chair vive de sa mémoire et de sa pensée), le rescapé prend la parole ce qui est une façon de renverser le déni, de prendre le pas sur celui-ci. Face au silence du déni, la prise de parole circonstanciée du rescapé fait exister le déni du génocidaire en tant que déni (et non plus en tant que silence), c’est-à-dire en tant qu’occultation de l’événement et en tant qu’argument (pensé comme tel) en faveur de la possibilité pour l’événement de n’avoir pas eu lieu. Et cette prise de parole fait exister le déni dans toute son intensité et sa gravité, en disant quelque chose de l’événement, c’est-à-dire de l’horreur qui y est inéluctablement rattachée.

Et si l’horreur du non-sens, du « non-sens anéantissant » (113) (perceptible quand l’on tente de démonter quelque peu la logique génocidaire) est plus criante encore que celle des atrocités commises sur le sujet, l’on comprend bien alors pourquoi l’horreur n’est pas réductible aux récits que l’on pourrait en faire (114). Comment rendre compte tout à la fois du non-sens et des atrocités (lesquelles devraient être en toute logique présentées dans leur dimension multiple : leur caractère inédit, leur exceptionnelle intensité, et leur irréversibilité sur l’être – qu’il soit physique, intime ou ancré dans le passé par la mémoire) ?

Les récits, qui sont la substance même du « raconter », ne disent pas l’horreur. Ils vont jusqu’à la dénaturer, sans que cela remette en question la nécessité du témoignage, celle du « raconter » qui lui est consubstantiel (le témoignage reste évidemment nécessaire, par-delà ses manques inévitables). Comment ? Dire l’horreur du non-sens, si tant est que cela soit possible, serait ainsi pacifier (mais non durablement pour le sujet souffrant) le non-sens en le muant en sens par la vertu du récit, et de la logique constitutive de la langue… Dire l’horreur et son cortège d’atrocités serait nier la brisure de l’être laquelle se confond d’une certaine manière avec l’horreur en la muant en continuité par le biais de la logique langagière, et de celle du récit, quand bien même des pauses, des ellipses même viendraient en interrompre le flux (le flux, alors, n’en serait pas pour autant détruit ; or la brisure de l’être suppose qu’il n’y ait plus de flux justement). De plus, ces récits nous mettent à l’abri de l’horreur en plaçant une barrière (la barrière étant ici constituée par la logique langagière) entre nous et l’horreur. Seule alors la parole, les gestes de l’aliéné, c’est-à-dire de celui qui n’est plus à même de narrer, qui ne produit plus une parole, qui est tout entier sa parole, seraient à même de nous dire quelque chose de cette horreur double (horreur du non-sens et horreur des atrocités, rappelons-le). Mais alors cette parole qui serait dépourvue d’une construction qui soit étrangère au je du sujet, qui serait dotée d’une construction tout intérieure (au point que pour nommer cette construction le sujet aliéné en viendrait à se nommer lui-même), placerait une autre barrière entre nous et l’horreur, en plaçant cette fois une barrière entre nous et le sujet aliéné, lequel semblerait tout entier être la personnification de l’horreur. Aussi, l’on ne pourrait organiser une écoute qui soit profonde et durable : cette barrière condamnerait à une écoute rapide et de surface (ou tout du moins encouragerait à ce que ce soit le cas), dans un réflexe de protection de l’être social (présent de façon constante) en l’être intime. D’où l’importance du fragment véritable, que seul permet le poème (115).

Mais raconter pour un rescapé (car les rescapés continuent de témoigner, le silence ne vient pas briser cet élan qui pourtant n’a de l’élan que l’idée), ce n’est pas seulement accepter la défaite dans le langage d’une monstration tangible de l’horreur, c’est d’abord dire qu’on ne peut raconter. Le corps même de la parole du témoignage, c’est un corps qui se dérobe, qui flanche, qui est pris soudain d’une grande faiblesse. Pourquoi les rescapés échouent-ils à raconter ce qu’ils doivent raconter ? Simon Srebnik professe ainsi : « On ne peut pas raconter ça. Personne ne peut se représenter ce qui s’est passé. Impossible » (116). Et Duras de résumer cette pensée qui a valeur de consensus (lorsque l’on prend en considération l’ensemble des pensées théoriques issues du mouvement réflexif prenant à partie la réalité pensée, imaginée d’un génocide) : « Impossible de parler de Hiroshima. Tout ce qu’on peut faire c’est de parler de l’impossibilité de parler de Hiroshima. » (117)

Tout d’abord, cette difficulté (ou impossibilité) qu’il y a à rendre l’horreur soluble dans la langue (remarque que j’ai par ailleurs nuancée) pour qu’en se servant de cette dernière, quelque chose de l’horreur soit montré, est due au fait qu’il y a un inédit de l’horreur (cet inédit n’est en rien destitué de son statut d’inédit lorsque les témoignages se font légion – ainsi Raphaël Esrail peut-il dire, et il faut bien remarquer qu’ici c’est d’abord une pudeur face à la douleur qui est affirmée : « Bon il y a eu toute une série de scènes. Bon je n’ai… Bon je crois qu’elles ont été suffisamment décrites. C’est pas la peine d’en parler. Enfin, en ce qui me concerne. » (118) ; par de-là même la multiplicité des témoignages, cet inédit reste invariablement un inédit). Un inédit face à quoi chaque victime est arrivée forcément vierge, vierge de vision, vierge d’imaginaire, vierge enfin de connaissance. « Je savais, mais je n’avais rien vu. Aucun récit ne m’avait été fait. Je n’étais jamais allé là-bas. (…) Je n’avais jamais rien vu de tel. Personne n’avait écrit sur une pareille réalité. » (119) Un inédit qui s’est ensuite inscrit dans la chair du rescapé (et dans la chair de sa pensée, de sa mémoire, de tout ce qui fait de sa pensée, de sa mémoire, une mémoire et une pensée singulières). Mais comment l’auditeur pourrait-il en percevoir la portée, lui qui est semblable à la victime avant sa confrontation avec l’événement, à la victime dans le temps où elle n’était pas, tout à la fois, victime, rescapé et témoin (car ces trois statuts se rejoignent intimement, de telle sorte que le premier suscite les deux autres, à partir du moment évidemment où la victime devient un rescapé, c’est-à-dire où son flux de vie n’est pas brisé par la mort). D’où la volonté aussi pour un rescapé d’apporter des preuves, d’où le souci pour lui du détail, les preuves exprimées dans le détail devant mettre à mal toute possibilité pour l’auditeur de mettre en doute ce qui lui est raconté (une telle mise en doute serait la continuation de la logique génocidaire, et enfermerait le rescapé dans un silence abîmé qui serait un silence de distance, et d’enfermement soudain du sujet en une mémoire en péril). Chaque rescapé s’est trouvé (et maintenant c’est le cas de l’auditeur) dans l’impossibilité d’envisager, c’est-à-dire de commencer à mettre des mots sur l’événement avant l’événement et avant le récit de l’événement, lequel est compris dans l’événement. Le rescapé parle avec l’auditeur qui est aussi celui qu’il était avant les événements. Et il sent bien qu’ainsi aucune communication ne peut être établie entre eux deux, entre lui avant les événements, et lui après les événements. Car, de part notamment le caractère inédit de l’horreur, le rescapé parle une langue que l’auditeur n’est pas à même de comprendre. (« Je ne vous ai peut-être pas trop parlé de la faim », dit Henri Borlant. « Pour vous parler des souffrances et de la faim, c’est un peu difficile de dire ce qu’on pouvait ressentir. (…) Parler de la faim à des gens qui n’ont pas connu cette faim là, ça ne veut rien dire, c’est vous parler dans une langue que vous n’êtes pas à même de comprendre. » (120)) Aussi, comment serait-il possible d’opérer la monstration de cet inédit ?

Mais l’horreur n’est pas uniquement incommunicable de part son caractère inédit, elle l’est également de par son caractère éminemment vécu et ainsi non théorisable. Or, si l’horreur n’est pas communicable, n’est pas même dicible, alors le dire trahit l’horreur, en la montrant telle qu’elle n’est pas, en la rendant approchante autrement que sous son vrai visage d’horreur immontrable. Le dire banalise l’horreur qui ne peut être que vécue pour être perçue dans son intensité réelle. Le dire ne peut ainsi être qu’un réveil par les mots d’une mémoire du corps qui a traversé l’horreur (aussi le monde est-il séparé en deux parties : les rescapés, et les autres).

Pour finir, l’horreur est inexprimable de part l’intensité et la complexité (tout à la fois sensitive et qui défie la sensation) de son apparition. Le cinéma, qui pourtant semblerait le media le plus approprié pour opérer une telle monstration échoue lui aussi (il s’agit, dans ce sens, de revoir les premières minutes de Il faut sauver le soldat Ryan pour s’en convaincre). Il faudrait un cinéma olfactif comme le remarque Chris Marker dans son film Level Five, car l’horreur, l’intensité inexprimable de l’horreur est une réalité que l’on ne peut se figurer (odeur des champs de bataille, odeur des corps pourrissant, odeur des déjections…). Mais il faudrait également que le cinéma soit capable de donner faim aux spectateurs, une faim qui soit telle que les spectateurs soient amenés à être elle, à se confondre tout entier avec son élan vers qui la caractérise en tant que faim. Il faudrait que le cinéma rende les spectateurs non pas paniqués, mais enterrés dans la dimension nullement dimensionnelle d’une peur ininterrompue. Idem concernant la souffrance. Aussi ne pourra-t-on toujours montrer que l’écorce des choses, leur couleur. C’est ce qu’exprime Alain Resnais à propos des camps de la mort, quand il fait dire en voix off : « aucune description, aucune image ne peuvent leur rendre leur vraie dimension. Celle d’une peur ininterrompue. Il faudrait le paillasse qui servait de garde-manger et de coffre-fort, la couverture pour laquelle on se battait, les dénonciations, les jurons, les ordres retransmis dans toutes les langues, les brusques entrées du SS pris d’une envie de contrôle ou de brimade. De ce dortoir de briques, de ce sommeil menacé, nous ne pouvons que vous montrer l’écorce, la couleur. » (121)

Mais en vérité, dire qu’on ne peut raconter, dans la bouche des rescapés, ne veut pas exactement dire qu’il est impossible de raconter (il s’agit maintenant de nuancer), contrairement à ce que l’on pourrait se figurer, eu égard à tout ce qui vient d’être dit, car ce qui suit dans leur bouche, les descriptions même démentent de façon circonstanciée cette pourtant-certitude (122) qui est également injonction première (injonction qui a été prise comme telle par nombre de théoriciens, lesquels, pour certains, ont d’ailleurs recueilli ces témoignages). Dire qu’on ne peut raconter, c’est dire qu’en racontant tout ne sera pas raconté. Dire qu’on ne peut raconter, c’est dire qu’on doit raconter (« ça y est, je commence. Pour toi, pour vous tous, je dois le dire, je dois l’écrire. » (123)) mais qu’on échouera, finalement, à le faire.

Le récit sera fortement incomplet car les rescapés échoueront, en définitive, à s’y inscrire (« Et personne ne peut comprendre ça, dit Simon Srebnik. Et moi-même, aujourd’hui, je ne peux comprendre ça [c’est moi qui souligne]… » (124)), c’est-à-dire à faire se réconcilier mémoire et passé.

En effet, il ne s’agit pas alors seulement, pour que l’événement ne soit pas nié par l’oubli, par le désintérêt, par la désaffection, d’apporter un témoignage qui fasse un peu plus exister ce qui s’est passé (d’apporter la « preuve des faits » (125)), il ne s’agit pas seulement de faire que « l’injonction de se souvenir n’existe jamais seule » pour se doubler « toujours d’un « pour », qui en exprime la finalité. » (126) Il s’agit également pour le rescapé-témoin de se donner la possibilité de mettre en branle le deuil, et ainsi de progressivement tenter « de réinscrire sa vie dans un sens à partir du non-sens anéantissant. » (127) On peut même dire qu’il s’agit paradoxalement de mettre un sens pour soi sur le non-sens de l’événement. En structurant par la parole, par le souffle, par la mémoire, l’invraisemblable, l’incompréhensible dans l’atrocité même, on force la conscience à donner un sens de facto a ce qui jusqu’à présent n’en avait aucun, ne pouvait en avoir aucun, car rendre intelligible, c’est, de toutes les façons, donner un sens, même si ce dernier confine au non-sens.

Par la parole on donne une structure à l’instructuré, en formulant l’informulé (l’informulable n’est jamais du reste réalité pour la conscience, autrement que dans les rêves – percée du refoulé) on lui donne un sens et on se permet ainsi de commencer à faire son deuil (la « tentative de deuil (…) dev[enant] tentative de vie » (128)), car faire le deuil, c’est donner un sens à la perte en la rendant intelligible, ce qui est aussi une façon de la pacifier, c’est donner un sens à la perte en découvrant (une découverte que l’on vit au moyen de l’acceptation) que n’être plus pour ce qui a été a son sens, un sens consubstantiel au fait même d’avoir été, d’avoir pu être quelqu’un qui a été (et qui a été être-pour-quelqu’un). La mort d’un être proche, structurée par le travail du deuil, nous amène à prendre conscience que la destitution de l’être dans la mort est aussi destitution de l’être-pour-quelqu’un (129). Il n’y a pas d’être en soi, et parce que tout être est sa propre liaison aux autres, a pour sens même le sens de cette liaison multiple et constamment en mouvement (celle-ci n’est en aucun cas justement liaison, elle est structure qui dans son prolongement devient liaison), il me semble qu’il faut repenser le devoir de mémoire.

En effet, le concept de devoir et celui de mémoire demeurent extérieurs à la réalité de l’articulation de l’être avec ses semblables. Ces deux concepts renvoient à des choses extérieures à l’être : extérieures de fait – car il ne s’agit évidemment ici que de mémoire collective, c’est-à-dire d’une mémoire en quoi l’être ne se reconnaît pas – et extérieures parce que ce sont des obligations – la mémoire collective demeure également une obligation, car elle structure, à un certain point, le rapport de l’être à la collectivité.

Parce qu’en outre toute mémoire, fût-elle seulement individuelle, renvoie au passé, à une chose figée, morte, qui, par le simple fait qu’elle est une chose du passé, nous semble éloignée de nous, à portée seulement d’intelligence et non plus de nos vies, il nous faut cultiver (cultiver de telle sorte qu’elle soit partie constitutive de soi et non surplus d’âme, surplus de conscience, surplus d’intelligence), avec une intense volonté justifiée par le fait qu’il n’y a pas de « science si ardue que de bien sçavoir vivre cette vie » (130), une éthique d’un assentiment ou d’un refus de tout son être (quitte à risquer sa vie, dans les situations extrêmes, car en ne la risquant pas, on risque la mort de valeurs qui met en péril toutes vies – voilà le sens de toute « résistance »), fondé, après réflexion, sur l’entrelacement qui existe, définitif et irrémédiable, entre soi et le monde. Toutes les fois où l’homme, se sentant plongé dans le chaos (autrement dit un dérèglement du monde érigé en système normatif), se séparera physiquement, dans sa fuite ou dans son repli, dans son dédain ou son mépris, de son simple fait, de sa simple volonté, de ce monde en lequel il ne se reconnait plus, qui lui fait horreur, choisissant alors de privilégier, en âme et conscience, sa survie propre à celle de l’humanité dans son ensemble et des valeurs qui la constituent, lesquelles sont dispensatrices d’équilibre et de structure, ou toutes les fois au contraire où l’homme se séparera en pensée d’une autorité faite de légitimité (et de vérités, mais la vérité n’est toujours, comme le rappelle Hilary Putnam, que « l’acceptabilité rationnelle idéalisée » (131)) qui aura quelque peu changé et qu’il jugera avoir changée pour des raisons qu’il n’est pas en mesure de comprendre, un tel changement, quelque choquant qu’il soit pour ses valeurs qu’il a intégrées au point de ne plus y faire attention, ne lui laissant que la possibilité de suivre cette autorité dans son nouveau cheminement, d’intégrer le monde en soi que cette dernière présente dans sa nouvelle forme, dans une passivité qui doit confiner à l’auto-persuasion…, autrement dit toutes les fois où l’homme se désenclavera de l’étreinte impossible pourtant à desserrer (autrement que faussement, en pensée) qui le lie au monde dans sa globalité et aux valeurs qui le suivent de façon inaliénable, lesquelles se résument finalement en un seul principe : respect de soi et d’autrui, c’est-à-dire respect de soi qui passe par celui d’autrui et inversement, et bien, un génocide sera toujours possible.

Résister, ce n’est pas se placer en-deçà du monde comme on pourrait le penser de prime abord, c’est être le seul à le reconnaître comme étant le sien propre, et comme devant agir pour rétablir la normalité d’une prédominance de la valeur et du sens sur la simple logique constitutive d’un régime politique, d’un pouvoir en place…

Et agir, ce n’est pas agir parce qu’on est en mesure de le faire, une mesure qui nous est donnée par notre position, par la charge qui nous incombe, par le rayonnement que nous sommes à même de susciter, au sein de la collectivité, agir, c’est se mobiliser sans égards pour la réussite réelle de son action, mais c’est se mobiliser de tout son être, en chevauchant lestement la monture de son inventivité, sans toutefois renier ses valeurs (exit donc le terrorisme fondé consciencieusement sur des états de faits, et les violences contre soi – grèves de la faim etc. – où le corps s’exprime, protestataire). Chacun de nous peut, doit agir. Sans penser au fait que l’action doive être poursuivie par tous (ou tout du moins par un grand nombre de « chacun ») pour qu’elle ait un retentissement notable.

Exit donc le devoir de mémoire, il n’y a qu’un devoir qui soit : celui d’une pensée éthique historique au présent. Soyons assurés que tout se joue au présent. À quoi a-t-il servi jusqu’à présent, ce devoir de mémoire ? À quoi ont-elles servi, les commémorations de la Shoah, cette sensibilisation du collectif passant par l’éducation, par la répétition, par une uniformisation salvatrice à un certain point quand il s’agit d’impondérables historiques de la pensée ? Tout le sens sur quoi s’est construit le devoir de mémoire qui a été instauré après la Shoah a été nié, nié dans sa globalité, par le fait même que le génocide au Rwanda ait pu avoir lieu dans une indifférence absolument totale. Pourquoi ne pas avoir (ré)agi ? Est-ce parce que, comme l’a déclaré l’ancien ministre Alain Peyrefitte à l’Assemblée nationale pendant ce génocide (132), « ce sont des Noirs, nous sommes des Blancs » ? (« Voilà pourquoi il ne faut pas intervenir », a-t-il aussitôt ajouté). Quand cesserons-nous, aveuglés, non par le darwinisme social sur quoi s’est construit notre culture de peuple colonial (car nombre de peuplades « indigènes » perçoivent cette dichotomie avec la même force), mais par la facilité avec laquelle le soi, pour perdurer, privilégie le même, de penser que certains critères sont de nature à séparer les hommes entre eux, à les séparer au point d’en faire des mondes différents, régis par des lois différentes, des coutumes et des actes dont la portée, la moralité, ne nous concernent pas. Autant de réalités face auxquelles, parce que nous nous en sentons exclus, nous ne prenons pas part. Or, il faut prendre part. Mais attention ! Prendre part, ce n’est pas agir en colonisateur comme ça a été le cas à la fin du XIX° siècle pour inculquer des valeurs qui sont celles édictées par une religion alors de plus en plus moribonde, ou par n’importe quel système de valeurs du reste, érigé par une société ou par un groupe. Prendre part, c’est d’abord se sentir concernés, ouvrir les yeux, ne pas chercher à se réveiller du cauchemar de l’histoire (« L’Histoire », fait dire Joyce à Stephen Dedalus, dans Ulysses, « est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller » (133)), mais au contraire le vivre de toute sa lucidité, ne pas vouloir s’en sortir mais vouloir le changer lui, le sortir de son absurdité présente, ouvrir les yeux constamment et ainsi pouvoir n’agir qu’au moment opportun, c’est-à-dire quand l’essentiel se trouve menacé, quand l’irréparable se produit, quand une déchirure au sein de l’humanité se fait sentir. Non pas être gardien du monde, comme les Etats-Unis ont souvent voulu l’être, mais agir quand l’inaction devient à ce point un non-sens qu’elle est le redoublement (et comme la consécration muette) du non-sens de ce qui est en train de se produire, d’un point de vue humanitaire.

Quand comprendrons-nous enfin qu’il n’y a pas réellement d’états, que la séparation de l’humanité en pays ne résulte que d’une logique politique et géographique et ne fait nullement sens, que la séparation (visible au point qu’il ne soit possible de la nier) en cultures, en modes de vie, en dialectes etc. ne signifie pas séparation (déchirure) au sein de l’humanité entre les hommes, laquelle tolérerait l’indifférence, la désaffection, et pire encore, mais signifie que l’humanité est fondamentalement pluralité, richesses, multiplicité, et que cette multiplicité ne fait pas frein de facto à la connaissance des hommes entre eux, laquelle doit aboutir logiquement à une compréhension qui voisine avec une relativisation de nos points de vue. (Je dis bien compréhension et non tolérance : la tolérance, c’est accepter que l’autre soit, dans sa différence ; il faut se rendre compte que l’autre est différent de soi autant que je suis différent de l’autre, stricto sensu, sans placer le regard comme venant originairement de soi ; il faut placer, dans une abstraction salvatrice, le regard au centre de ce dynamisme soi-autre incessant, le placer au centre c’est-à-dire ne le placer justement nulle part, ne pas l’ancrer dans une origine dont il ne pourra ensuite plus jamais se sortir.) Acceptons l’humanité dans son ensemble, faite d’une richesse et d’une pluralité qui lui sont intrinsèquement constitutives. Dans cette acceptation, qui est la seule possible, la seule face à quoi nous n’aurons plus à rougir, il n’est pas d’homme qui, mourant, ne nous laisse orphelin d’une partie de nous-mêmes. « Any mans death diminishes me, Because I am involved in Mankinde. » (La mort de tout être humain me diminue, Car je suis concerné par l'humanité tout entière (134)).

Chaque homme nous est proche, par son double visage : celui d’homme tout d’abord (qui renvoie au pluriel de l’humanité), et celui de l’humanité (qui renvoie au singulier de l’homme), laquelle nous constitue autant qu’on en est une part représentative… et à travers elle, c’est tout notre passé qui ressurgit, toutes nos erreurs qui demandent à ne pas être commises de nouveau, ce sont nos valeurs, sur lesquelles et à travers lesquelles on a cherché à se construire et on s’est en définitive construits, nous en tant que culture, mais aussi chaque culture de l’humanité, différemment, sans qu’il existe, à première vue, de connexion entre ces cultures. Chaque homme porte en lui l’humanité tout entière qu’il décline au moyen de chacune de ses paroles, de chacun de ses gestes (quand bien même nous ne les comprenons pas, quand bien même nous ne rendons pas intelligibles à nous-mêmes leur portée) et chaque homme est une part de l’humanité, au point que, dans son unicité, il soit nécessaire à l’existence de cette dernière.

Chaque homme est à préserver. Et chaque homme peut être amené à périr, y compris nous-mêmes, qui jouissons pourtant d’une situation extraordinairement privilégiée, eu égard à la dynamique mondiale des richesses. Car même si le monde qui est le nôtre nous fait vivre en osmose avec une certaine idée de la liberté, même si pour notre part nous vivons libres dans un pays libre, « la liberté consiste à savoir que la liberté est en péril. » Et « savoir ou avoir conscience », « c’est avoir du temps pour éviter et prévenir l’instant de l’inhumanité. » (135)

Cet instant d’inhumanité peut arriver à tout moment, en tous lieux (136), et très soudainement. « Je sais (…) désormais, qu’un homme peut devenir d’une méchanceté inouïe très soudainement » (137). Ainsi, pendant le génocide de 1994, « les bébés sont souvent fracassés contre un rocher ou encore jetés vivants dans des latrines. Les mutilations sont monnaie courante, avec une préférence pour les seins et les pénis » (138). La brutalité ne s’arrête jamais au meurtre. « Sur certains lieux de massacre, on a retrouvé, en piles distinctes, différentes parties du corps méthodiquement découpées sur les cadavres, dont beaucoup d’enfants. » (139)

Il serait facile, et dangereux, de faire de cet instant d’inhumanité l’instant d’un autre lieu : en l’occurrence l’Afrique, alors qu’il « n’y a pas de rupture entre la civilisation africaine et la nôtre. » (140) Cette facilité naît d’un besoin de sens qui nous tenaille. Nous cherchons en effet presque toujours à donner un sens au génocide (à lui trouver des raisons), afin de l’enfermer dans une logique, la logique étant « essentiellement optimisme » (141). « La race, en 1994 », est ainsi encore « l’argument réductionniste qui permet de déjouer l’inquiétante étrangeté, et de passer d’une énigme angoissante – le génocide – à un exotisme devenu rassurant : la barbarie africaine. » (142) Aussi renvoyons-nous le génocide de 1994 aux topoï rattachés à l’Afrique, c’est-à-dire principalement à cette supposée barbarie (faisant de ce fait une double erreur, puisque nous parlons ainsi également, nous trompant en cela grossièrement, « de l’Afrique dans sa globalité », alors qu’en Afrique, « dans chaque région, il y a des situations différentes » (143)).

Et nos consciences font alors d’un seul objet, dans leur quête éperdue de sens, le symbole de toute cette barbarie. « La machette, signe d’une société violente », outil par excellence du quotidien (il n’est pas un jour sans que les cultivateurs s’en servent de façon récurrente), dit de façon emblématique « la barbarie archaïque du massacre » (144).

Ce qui est une façon tout à la fois d’exceptionnaliser ce génocide (c’est le fait d’un autre continent, c’est le fait de « l’Afrique » qui a toujours été pour nous « la terre des énigmes » (145)), et de le normaliser (le génocide trouve son explication dans la barbarie africaine ; il s’agit ainsi de normalisation eu égard à cette prétendue barbarie qui nous semble faire partie intégrante de son inénarrable étrangeté), l’une et l’autre tendance, loin de s’exclure, se recoupant au contraire, et tendant à la même conséquence : la négation du génocide dans sa véritable nature, qui est justement de n’avoir pas de nature, d’être à portée de circonstances, dans chaque lieu, à chaque époque.

« Ceux qui ont perpétré les génocides d’autres temps et d’autres lieux n’étaient pas fondamentalement différents de nous. » (146)

Pour s’en convaincre, il n’est que de repenser à l’expérience de psychologie sociale (et il nous faut y repenser sans cesse) faite par Stanley Milgram, laquelle a été reproduite dans le film d’Henri Verneuil I comme Icare. « Milgram, professeur de psychologie à l’université de New York », a mené « entre 1950 et 1963 une série d’expériences afin d’étudier les modalités de la soumission à une autorité reconnue comme légitime, en l’occurrence l’autorité scientifique. » (147)

Il a mis au point un dispositif de mise en scène où des hommes, adoptant le rôle de cobayes, jouaient le ressenti de la torture, placés sous l’égide d’une apparente autorité scientifique. Et c’est là qu’intervenaient des personnes extérieures à la mise en scène, qui n’étaient pas au courant de cette mise en scène. Ces personnes étaient invitées à faire le geste qui provoquait chez le « cobaye » le ressenti propre à la torture, et même si elles contestaient, et au final faisaient ce geste à contrecœur, presque toujours elles se pliaient aux insistances et à la volonté de ce qu’elles percevaient comme une autorité nullement contestable (un autorité faisant autorité – ce qui n’est en rien une tautologie –, c’est-à-dire une autorité débarrassée de fait de tout discours humain pouvant être à même de remettre en question sa nature même), en l’occurrence l’autorité scientifique (mais ç’aurait pu tout aussi bien être l’autorité juridique). « Les sujets de l’expérience de Milgram n’ont pas réellement torturé, mais ils ont cru le faire. Cette violence leur répugnait et ils le disaient, mais ils ont accepté dans leur majorité d’en être les agents, et de déléguer leur responsabilité personnelle à l’université. Dans le conflit de valeurs où ils ont été plongés, ils ont fait passer la légitimité conférée par l’autorité scientifique avant les principes moraux qu’ils avaient conscience de trahir. » (148)

Car ces personnes avaient bien des principes moraux. Ce n’était en rien des personnes oublieuses des principes qui les constituaient en tant qu’individus. C’était des personnes comme vous et moi, oui. Il n’y avait aucune singularité dans leur comportement, dans leur positionnement social (elles correspondaient en tous points, sans en être l’illustration, au conformisme social dans lequel elles évoluaient) qui éventuellement permettrait un tant soit peu d’expliquer ce comportement.

« C’est peut-être là », écrit Milgram dans Soumission à l’autorité (Calmann-Lévy, 1974), « l’enseignement essentiel de notre étude : des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité, peuvent, en s’acquittant simplement de leur tâche, devenir les agents d’un atroce processus de destruction. »

Faut-il alors céder aux utopies de la généralisation et en déduire que tout le monde est criminel ? Mais alors, « si tout le monde est criminel, plus personne ne l’est, et c’est bien ce qu’Eichmann tentait de faire valoir. » (149) La seule culpabilité demeurerait celle de la nature humaine, dont nous sommes les représentants, ce qui ne serait pas une culpabilité individuelle. Ce serait une culpabilité qui, dans la mouvance de la culpabilité originelle judéo-chrétienne, bien loin de nous rendre coupables, nous victimiserait même en tant qu’individus. Elle serait un fardeau qui alourdirait nos vies individuelles, faisant des actes que nous tenterions pour nous en défaire, non plus simplement la marque d’une responsabilité sous-jacente dans l’éthique individuelle, mais des tentatives devant appeler le respect et la commisération, car nécessairement vouées à l’échec.

Evidemment, l’on peut bien continuer de parler de culpabilité individuelle, parce que tout le monde est loin de l’être, criminel. Car « tous les Hutus n’ont pas pris part au génocide, loin s’en faut » (150), pour ne parler que de ce génocide, et je crois que les nombreux exemples d’actes de résistances sont trop parlants pour qu’il soit utile de disserter plus longuement là-dessus. Ces exemples doivent continuer de briller dans notre mémoire et nous rappeler qu’il n’est jamais d’inhumanité qui soit inexorable.

Ces exemples doivent nous rappeler que dans cette liberté qui est la nôtre, demeure toujours, sous-jacente, enfouie au plus profond des structures sociales, au plus profond de leur systématisme, la possibilité d’un génocide, même infime, même rendue muette par la vigilance des politiques.

« Je ne crois pas à la fin des génocides » (151). Voilà pourquoi, s’il « n’est ni facile ni agréable de sonder cet abîme de noirceur », ce que nous nous sommes attachés à faire tout le long de notre étude, vous qui m’avez lu et moi qui vous ai parlé, voilà pourquoi « on doit le faire car ce qu’il a été possible de commettre hier pourra être tenté à nouveau demain, pourra nous concerner nous-mêmes ou nos enfants. » (152)

Oui, nous-mêmes ou nos enfants. Ou nos petits-enfants. Ou nos arrières-petits enfants. Il faut sans cesse se le rappeler. « Je ne crois pas ceux qui disent qu’on a touché le pire de l’atrocité pour la dernière fois. Quand il y a eu un génocide, il peut y en avoir un autre, n’importe quand à l’avenir, n’importe où, au Rwanda ou ailleurs. » (153) Parce que si « la guerre s’est assoupie », elle a « un œil toujours ouvert ». « Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines, comme si le vieux mort concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. » (154)

Matthieu Gosztola

(matthieugosztola@yahoo.fr)


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