jeudi 4 février 2010

Notes (contenues dans la page "Peut-on parler d'un génocide ?")

1. Et non autour de la question du…

2. Karen Blixen, La ferme africaine, Paris, Gallimard, Collection Folio, 2005, p. 15

3. Même si notre culture, laquelle a longtemps poursuivi son rêve d’un Ailleurs mêlant grandiloquence et étrangeté, a cru voir en Afrique le berceau de ce dernier, terre aux contours indéfinis offrant au regard et d’abord au fantasme la matérialisation la plus juste du concept de paradis perdu, lequel a été montré par Terence Malick qui lui a donné toute sa chair (filmant ces moments où les hommes, dans une lenteur émerveillée, vivent en communion avec la nature, chaque instant devenant alors une danse, – une danse dans la lumière), l’intemporelle beauté de l’Afrique est bien réelle.

4. Voir Philip Gourevitch, Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles, Chroniques rwandaises, Paris, Gallimard, Collection Folio documents, 2002, p. 490.

5. À partir duquel je tenterai une synthèse théorique, nullement explicative (car on n’explique pas un génocide) mais qui se voudra ouverte sur un certain nombre de questions qui me semblent indispensables à poser, dès lors que l’on convoque dans la pensée la réalité d’un génocide. Cette synthèse s’appuie sur un certain nombre de citations extraites d’un corpus volontairement resserré (je n’ai pas voulu alourdir davantage mon propos), lequel a été resserré après lecture, non pas de la globalité des livres et des articles parus sur le sujet, mais d’un nombre néanmoins conséquent de textes. Lectures auxquelles il faut ajouter le visionnage attentif d’un certain nombre de films et de documentaires.

6. Pour ne plus amples informations, l’on consultera notamment ces sites suivants, très bien faits :

http://www.aidh.org/rwand/index.htm

http://pagesperso-orange.fr/rwanda94/

http://www.courrierinternational.com/dossier/2004/04/08/le-rwanda-depuis-le-genocide-de-1994

7. « Les Nations unies avaient décidé, pour la première fois de leur histoire, qu’il fallait employer le mot « génocide » pour décrire ce qui s’était passé. » (Marie-Odile Godard, Rêves et traumatismes ou la longue nuit des rescapés, Editions Erès, Collection « Des Travaux et des Jours », p. 13). Il est utile ici de se remémorer la définition juridique du génocide, telle qu’elle est formulée par l’ONU en 1948. Un génocide est un acte « commis dans l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». « Tout est dans ce « comme tel » » [voir plus loin dans mon propos]. La guerre au Rwanda a débouché sur l’élimination programmée d’une population désignée comme race ou comme ethnie tutsi par le pouvoir en place. » (Dominique Franche, Généalogie du génocide rwandais, Bruxelles [Belgique], Editions Tribord, 2004, p. 76).

8. Jean-Pierre Chrétien, historien s’exprimant dans un article paru dans le journal Libération disponible à l’adresse suivante : http://www.liberation.fr/monde/0101162882-rwanda-les-mots-du-genocide?xtor=RSS-450.

9. Voir notamment http://www.humanite.fr/1994-07-02_Articles_-Les-10-commandements-du-racisme.

10. La femme, qui reste la synthèse de la vision esthétique, car érotisée, de l’autre, dès lors que l’on considère un groupe ou prétendu groupe comme différent du même que l’on incarne en tant que soi, individuellement et dans le(s) groupe(s) ou prétendu(s) groupe(s) auxquels on se sent en mesure d’appartenir, est à cet égard perçue comme plus belle, plus élancée, comme ayant des traits plus fins etc. Aussi pendant les massacres beaucoup seront-elles d’abord « coupées » aux extrémités, « raccourcies » pour employer le terme utilisé par les miliciens.

11. Car il est bien parmi eux des opposants au régime. En outre faut-il considérer que l’hostilité envers les Tutsis ne se retrouve pas obligatoirement dans l’intime : des enfants Hutu jouent avec des enfants Tutsi, sont leurs voisins à l’église etc. En outre une certaine mixité se retrouve-t-elle jusque dans le couple (l’hostilité semble alors pacifiée par le couple, et les valeurs qui y sont rattachées), car il n’est pas si rare de voir des Hutus mariés avec des Tutsis.

12. Gérard Prunier, Rwanda, 1959-1996, Histoire d’un génocide, traduit de l’anglais par Denise Luccioni, Editions Dagorno, 1997, p. 303. « Dans les maisons de ville, typiques de l’architecture tropicale à l’européenne, un faux plafond laisse un espace suffisant pour ramper entre le toit et le plafond et souvent, c’est la seule cache possible. Quelques personnes ont pu survivre des jours ou même des semaines dans ces espaces confinés, dépendant de la bonté d’étrangers qui leur fournissaient la nourriture et emportaient leurs excréments. D’autres essaient de se cacher dans des bosquets de bananiers, dans des carcasses de voitures abandonnées, dans des fosses d’aisance, dans des marais, dans des placards, n’importe où. Beaucoup sont dénoncés par leurs voisins, comme beaucoup sont protégés et cachés par leurs voisins. Impossible de dire quelle attitude a prévalu. » (Ibid.)

13. José Kagabo, in Laure de Vulpian, Rwanda, un génocide oublié ?, Un procès pour mémoire, Préface de Laure Adler, Postface de Pierre Vincke, Editions Complexe, Questions à l’Histoire, p. 43.

14. « Près d’1,3 million Tutsi [sans oublier leurs « complices » Hutu] selon le recensement national de 2001, près de 800 000 selon l’ONU. » (Catherine Coquio, op. cit., 2004, p. 82.) Rien qu’en prenant en considération l’estimation de l’ONU, il apparaît que « le taux de morts par jour est au moins cinq fois plus élevé que dans les camps de la mort nazis » (Gérard Prunier, op. cit., p. 312), alors même que les génocidaires ne se sont servis que de moyens rudimentaires : des machettes (essentiellement), mais aussi des gourdins, des tournevis… (peu de grenades, et peu de balles, perçues comme un luxe – pour les organisateurs du génocide, et pour les victimes, qui les appelaient, bien souvent, de leurs vœux, et tentaient, quand ils en avaient les moyens financiers, de monnayer pour eux cette façon plus rapide de mourir).

15. Dominique Franche, op. cit., p. 5. Pour une synthèse de ces événements, lire Ibid., pp. 5-6.

16. C’est bien l’autre qui est poursuivi, ainsi que le même qui se dévalue en protégeant l’autre et devient lui aussi, quelque peu, autre. Aussi les opposants sont-ils considérés comme un même contaminé par l’autre Tutsi, autrement dit un même perverti (un même se muant en autre).

17. Dominique Franche, op. cit., pp. 64-65.

18. Jean-Christophe Bailly, L’instant et son ombre, Paris, Seuil, p. 72.

19. Ken Burns et Lynn Novick, The War, documentaire, Etats-Unis.

20. Jean-Christophe Klotz, Kigali, des images contre un massacre, film, France, 2005.

21. Ibid.

22. Voir Philip Gourevitch, op. cit.

23. Il fut blessé par inadvertance. Soulignons qu’un milicien Hutu ne se serait jamais attaqué à un « blanc » : il s’agissait d’éviter pour le pouvoir en place le plus possible les tensions politiques qui n’auraient pas manqué de naître de semblables agissements, tensions politiques qui auraient eu pour conséquence de mettre immédiatement en péril l’entreprise génocidaire.

24. Jean-Christophe Klotz, op. cit. Ce journaliste se tourne ensuite vers la fiction, comme si, paradoxalement, cette dernière était seule à même de pouvoir dire quelque chose de l’événement qu’est un génocide (Lignes de front, long-métrage, 2009).

25. Voir plus haut le distinguo qui est fait de façon consensuelle par la série documentaire par ailleurs excellente The War entre image et mots, distinguo duquel l’image sort évidemment vainqueur (affirmation qu’il conviendra, et ce sera mon propos, de contrecarrer).

26. Philip Gourevitch, op. cit., p. 29.

27. Jean-Christophe Klotz, op. cit.

28. Catherine Coquio, op. cit., p. 65.

29. Ibid. Prémunissons-nous toutefois de la tentation de généraliser (voir notamment l’exemple admirable de quelques articles de fond qui ont paru au moment des événements dans le quotidien Le Figaro sous la plume de Patrick de Saint Exupéry).

30. Dominique Franche, op. cit., p. 7.

31. Quand bien même, du reste, il y aurait des ethnies, cela ne suffirait pas logiquement (d’une logique qui serait pensée, et non pas seulement système se perpétuant dans son aveuglement, l’aveuglement – lequel signifie fermeture sur soi, soi devenant alors le monde, la totalité du monde – guettant de fait tout système), à faire advenir une possibilité génocidaire. Car l’ethnie ne définit pas l’être. Donner au génocide son souffle dans la pensée en prenant en considération la réalité, réelle ou supposée du reste, de l’ethnie, c’est considérer que l’ethnie fait sens, qu’elle porte son empreinte indélébile et irréversible sur l’être qui en fait partie, qu’elle est constitutive de son être même le plus profond. Or, un individu est toujours indéfinissable. Et s’il devait être définissable, ce serait tout autant « par la religion, la classe sociale, le lieu de résidence, la nationalité, l’âge et le sexe… », mais aussi les valeurs, les intérêts, les désintérêts, les goûts et les dégoûts, les désirs enfin, et les rêves. Sans oublier la mémoire, et l’oubli, l’appréhension de l’avenir, ainsi que le centrement forcément singulier qu’il opère sur le présent, c’est-à-dire sur la façon qu’à le présent, infiniment, de se dérober. Un individu est « une identité toujours riche, complexe », alors que « par paresse », en Afrique, on continue, bien souvent « à la réduire à l’ethnie ». Cette paresse est hautement toxique. En effet, le concept fallacieux d’ethnie est toujours demeuré potentiellement une arme de destruction (massive). « La grille ethnique » est ainsi « une fausse science chargée de darwinisme social malheureusement reprise à leur compte par bien des états africains à des fins autoritaires. » (Les citations de cette note sont toutes extraites du film de Raymond Depardon, Afriques : comment ça va avec la douleur ?)

32. Les Hutus, les Tutsis et les Twa (que l’on oublie trop souvent de mentionner).

33. Dominique Franche, op. cit., p. 8.

34. Raymond Depardon, op. cit.

35. Dominique Franche, op. cit., p. 74.

36. Dominique Franche, op. cit, p. 71.

37. Dominique Franche, op. cit., p. 9.

38. Raymond Depardon, op. cit.

39. Ibid.

40. Dominique Franche, op. cit., p. 71.

41. Alain Juppé affirmera ainsi que c’est une « opération humanitaire » menée à bien par la France pour que soient sauvés les « survivants qui sont sur les routes », et qui sont « menacés d’extermination » (Jean-Christophe Klotz, op. cit.)

42. Jean-Christophe Klotz, op. cit.

43. Ibid. Ce résumé de l’opération Turquoise est né de témoignages de tout premier plan recueillis dans ce film. Voir aussi Patrick de Saint Exupéry, Complices de l’inavouable : la France au Rwanda, Editions Les Arènes, 2009 (http://www.france24.com/fr/20090423-lentretien-patrick-saint-exupery).

44. Patrick Chauvel, Antoine Novat, Rapporteurs de guerre, documentaire. Luc Delahaye était alors photographe à l’agence Magnum.

45. Jean-Christophe Klotz, op. cit.

46. Contacts.1, La grande tradition du photo-reportage, série documentaire.

47. Pas de toute photographie. Il faut nuancer, même si toute photographie est bien, à un certain niveau, voyeurisme. Beaucoup d’entreprises photographiques contemporaines comme celles de Sophie Calle ou de Sarah Moon me semblent nées notamment d’une volonté d’annihiler ce voyeurisme lequel fonde par ailleurs, de facto, toute entreprise qui soit une entreprise de regard. Beaucoup d’entreprises photographiques contemporaines me semblent être la résultante de la tension constante entre voyeurisme de fait et tentative d’annihilation, ou du moins de brisure, de celui-ci. Et c’est de cette tension que peut naître la beauté, laquelle tient autant à l’image proprement dite (c’est-à-dire au regard, à la sensibilité et à l’intelligence de l’auteur – de l’autre) qu’à l’implication plus ou moins en surface de notre sensibilité (du même) qui œuvre à travers notre regard et notre intelligence.

48. Remarquons que cette dynamique ne se vérifie évidemment pas lorsque le reporter photographie des corps sans vie, situation au cours de laquelle le voyeurisme perdure.

49. Jean-Christophe Bailly, op. cit., p. 72.

50. Chris Marker, Level Five, film.

51. “If your pictures aren’t good enough, you’re not close enough” (Si tes photos ne sont pas assez bonnes, c’est que tu n’étais pas assez près). Aussi la seule attitude possible face au traumatisé est-elle l’attitude que prend celui qui s’apprête à recueillir son témoignage. De part son écoute, il se place au-dessous de la parole du traumatisé. C’est seulement en hissant, par son écoute, la parole de l’autre, et déjà sa possibilité de parole au-dessus de lui (car le cueilleur de paroles est alors tout entier écoute) que la souffrance dite, articulée, ne sera pas une souffrance répétée (c’est-à-dire un seul écho de la souffrance première).

52. Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain I, Paris, Gallimard, Collection Folio essais, 1988, p. 45.

53. Somme stabilisée et relativement constante de plaisirs – le plaisir naissant de l’appréciation durable d’une osmose relative entre le désir et l’advenu – réels ou rendus tels par un processus psychique de réappropriation.

54. Jean Baudrillard, La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Gallimard, Collection Folio, p. 59.

55. Je ne parle évidemment pas du plaisir masochiste qu’il y a à ressasser une douleur, plaisir dans la souffrance qui s’apparente en tous points au plaisir dans la béatitude que peut nous offrir le bonheur, car participant d’une même logique constitutive de l’être (cf. Freud). Je ne parle pas non plus de ce que je pourrais appeler le plaisir sémantique qu’il y a à ressasser une douleur (ou à se construire de toutes pièces une douleur et à l’approfondir, plaisir qui peut confiner ainsi à la mythomanie), donnant de ce fait du sens à notre existence, en lui inventant une lourdeur, et par-là même un poids.

56. Contacts.1, La grande tradition du photo-reportage, série documentaire. Raymond Depardon s’exprime ici.

57. (Jean Baudrillard, op. cit., p. 18.) Alors que les deux seules choses que nous devrions vouloir continuer de posséder – par notre contemplation possiblement ardente mais presque toujours, au mieux, timorée – sont les nuages et le vent sur notre visage, alors que tout ce que je, tu, il, elle contemple appartient à je, tu il, elle et que nul ne peut nous contester ce droit… ; alors que la conscience de soi devrait être jouissance de soi et non pas conscience d’une incapacité à jouir de la conscience de soi – car il y a bien une conscience de la conscience : c’est d’ailleurs en cela que l’homme se distingue de l’animal –, d’où notre recours constant, pour permettre l’expressivité de la jouissance, aux objets… ; alors que tout y compris nos angoisses nous ramène au fait que nous sommes vivants et qu’il nous faut ainsi jouir de cette expressivité du vivant en soi qui se manifeste à chaque instant, y compris ceux qui nous semblent les pires, au lieu d’évacuer notre attention de nous-mêmes au moyen des objets…

58. Jean Baudrillard, op. cit., p. 31.

59. Voir Dominique Baqué, L’effroi du présent. Figurer la violence, Flammarion, 2009.

60. Friedrich Nietzsche, op. cit., p. 256.

61. Aussi les images de guerre ne se résument-elles pas aux charniers, aux gisants, aux mourants… Une image de guerre peut ne présenter rien qui semble appartenir d’emblée au réseau sémantique complexe qui s’articule autour de la notion de guerre.

62. Christian Frei, James Nachtwey, War photographer, film.

63. Jean Baudrillard, op. cit., p. 32.

64. La photographie, de toutes les manières (sans prendre même en considération le pouvoir de travestissement qu’elle porte en elle), « n[e] certifie » pas « l’existence » d’un événement, mais « prolonge » celle-ci (Jean-Christophe Bailly, op. cit., p. 72).

65. Ibid.

66. Patrick Chauvel, Antoine Novat, Rapporteurs de guerre, documentaire. Roger Therond s’exprime ici, alors directeur général de Paris Match.

67. Le témoignage est pour moi (c’est ainsi tout du moins que je pose son sens) le dispositif scénique de la prise de parole, le dispositif d’écoute qui fait advenir la parole, et la parole proprement dite, avec son cheminement qui lui est propre, son articulation inimitable, ses repentirs, ses silences… Et au centre cette fois de ce dispositif intime, psychique de création de la parole, il y a le propos, que je distingue du reste (le reste étant constitué de réalités aussi indéfinissables que l’intonation, l’épaisseur du souffle, la couleur changeante de la voix au détour du souffle, de sa modulation par l’émotion, le silence qui tremble d’être silence et que l’attention de l’auditeur fait trembler…) Le propos est toujours dans le cas d’un témoignage un « raconter », c’est-à-dire (et c’est ainsi que je pose la définition du « raconter ») une narration, ou, quand celle-ci est absente, le fait de narrer (aussi dois-je inventer un terme autre que celui de narration, et ai-je substantivé le verbe raconter), ce fait de narrer pouvant se heurter au silence, dans un manque à dire, ou même une impossibilité à proférer.

Le raconter est unique, remarquons-le, puisqu’il se construit sur une écoute profonde qui ne s’inscrit pas dans un réseau temporel vaste et complexe insérant la présence des deux intervenants (puisque l’auditeur intervient toujours, ne serait-ce que par son silence) dans une dynamique de sens, de sens qui n’est sens qu’en tant que promesse, même informulée, d’avenir. En effet, à chaque fois qu’une situation fait advenir une écoute un tant soit peu profonde et prolongée, l’échange perd son statut de situation isolée et s’inscrit dans un vaste réseau constitué par tous les échanges emmagasinés dans la mémoire en même temps qu’il devient promesse d’avenir possible, en même qu’il permet déjà qu’ait lieu un échange d’avenir entre les deux personnes dans les simples mots qui sont prononcés (fussent-ils anodins, et même si rien du personnel n’y transparaît, même s’ils n’ont rien de singulier), en même temps qu’il trouve son sens, en somme, dans le futur en quoi il s’inscrit déjà, dans le futur qu’il fera advenir autant qu’il adviendra en son sein. La captation du « raconter » du témoignage est l’une des seules situations qui suppose une écoute prolongée sans rapport de force lisible (lequel rend caduc l’échange mais le transforme, s’il a lieu, en une parole, suivie d’une écoute qui se transforme à son tour – éventuellement – en prise de parole etc.) où la parole ne se transforme pas en échange d’avenir mais reste de l’événementiel, un événementiel paradoxal, car il n’advient que pour trouver une forme possible dans l’éternité indéfinie (que constitue l’enregistrement, le réceptacle de la trace, l’empreinte fossile).

68. Esther Mujawayo, Souâd Belhaddad, SurVivantes, Rwanda – Histoire d’un génocide, suivi de Entretien croisé entre Simone Weil et Esther Mujawayo, Paris, Editions de l’aube, 2004, p. 13.

69. Parmi lesquels il convient de citer ceux de Yolande Mukagasana (La mort ne veut pas de moi, N’aie pas peur de savoir), de Vénuste Kayimahe (Rwanda : Les Coulisses d’un génocide), d’Esther Mujawayo (SurVivantes), de Marie-Aimable Umurerwa (Comme la langue entre les dents), de Berthe Kayitesi (Demain ma vie). Sans oublier le premier livre de témoignages publié dès 1995 sous le titre Death, Despair and Defiance, absolument indispensable, malheureusement très difficile à se procurer. (Voir Catherine Coquio, op. cit., p. 101).

70. Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais, Paris, Seuil, Fiction & Cie, 2000, p. 17.

71. Formule d’André Du Bouchet.

72. Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, Paris, Le Libre de Poche, Biblio essais, 1990, p. 8.

73. Friedrich Nietzsche, Humain trop humain II, Paris, Gallimard, Collection Folio essais, 1988, p. 15.

74. Traduction de Pierre Klossowski. Tractatus logico-philosophicus. Logischphilosophische Abhandlung. Ecrit en 1918, et publié en 1921 comme dernier volume des Annalen der Naturphilosophie d’Ostwald. Frankfurt am Main, 1963, p 115.

75. Marie-Odile Godard, op. cit., p. 20.

76. Ainsi le « Et puis… » suivi d’un silence et d’un fondu au noir bien venu du cinéaste, émanant d’une rescapée – témoignage recueilli dans le film de Jean-Christophe Klotz, op. cit.

77. Raymond Depardon, Afriques : comment ça va avec la douleur ?, film, 1996.

78. Francis Ford Coppola, Apocalypse Now, film.

79. Comme l’écrit Yves Boudier à propos cette fois de la première guerre mondiale, dans son recueil de poèmes fins, Comp’Act, 2005, p. 21.

80. Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 6.

81. Montaigne, op. cit., p. 1141.

82. Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 6.

83. Ibid.

84. René Kaës s’exprime ainsi, dans sa préface au livre de Marie-Odile Godard, op. cit., p. 11.

85. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, Collection Folio.

86. Théo Angelopoulos, Le Regard d’Ulysse, film.

87. Ibid.

88. Paroles d’une rescapée, in Jean-Christophe Klotz, op. cit.

89. Catherine Coquio, op. cit., p. 131.

90. Laurence Jourdan, Le Génocide Arménien, film.

91. Laquelle, à un niveau plus global, contaminera peut-on penser nombre de media, y compris français (voir notamment la posture qu’a tenue alors le journal Le Monde).

92. Jean-Paul Gouteux, Le Monde, un contre-pouvoir ?, Désinformation et manipulation sur le génocide rwandais, Paris, L’Esprit frappeur, 1999, p. 89. Sur cette technique de désinformation, voir notamment Yves Ternon, L’Etat criminel, ainsi que Rwanda. Les médias du génocide, pp. 289-297, sans oublier Aucun témoin ne doit survivre, Alison Des Forges, Karthala 1999, pp. 82, 200, 301 et 443.

93. Friedrich Nietzsche, Humain trop humain II, Paris, Gallimard, Collection Folio essais, 1988, p. 135.

94. Catherine Coquio, op. cit., p. 90.

95. Catherine Coquio, op. cit., p. 91.

96. Rithy Panh, S 21, La Machine de mort Khmère Rouge, film.

97. Ibid.

98. Catherine Coquio, op. cit., p. 91.

99. Esther Mujawayo, Souâd Belhaddad, op. cit., p. 5.

100. Rony Brauman, Eyal Sivan, Eloge de la désobéissance, A propos d’ « un spécialiste » Adolf Eichmann, Paris, Editions Le Pommier, Collection Manifestes, 1999, p. 161.

101. Ibid.

102. Rithy Panh, S 21, La Machine de mort Khmère Rouge, film.

103. Ibid.

104. Rony Brauman, Eyal Sivan, op. cit., p. 161.

105. Rithy Panh, S 21, La Machine de mort Khmère Rouge, film.

106. Ibid.

107. Ibid.

108. Ibid.

109. Ibid.

110. Alain Resnais, Nuit et Brouillard, documentaire, 1955.

111. Ibid.

112. « On ne peut en aucun cas expliquer un génocide. » (Dominique Franche, op. cit., p. 6.) Le génocide est bien un non-sens absolu. Il est humain, du reste, de vouloir donner du sens à toute chose, mais il apparaîtrait plutôt, comme a pu l’écrire Nietzsche, à notre grand dam d’ailleurs, que l’absurdité d’une chose est la condition même de son existence.

113. Catherine Coquio, op. cit., p. 105.

114. Voici quelques-uns de ces récits.

Le soir, des miliciens Hutu, qui ont massacré toute la journée, coupant les tendons d’Achille des survivants (Philip Gourevitch, op. cit., p. 28), avant de rejoindre les festins de viande et de bière. Enfant « frappée à coups de machettes, lapidée, puis jetée dans des latrines », et à chaque fois se relevant pour s’enfuir en titubant (Philip Gourevitch, op. cit., p. 171). Femmes Tutsi à qui les miliciens inoculent le virus du sida en les violant à de nombreuses reprises, femmes laissées en vie avec la remarque à leur oreille : « Ce que je t’ai donné est pire que la mort ». Femmes arrivées presque au terme de leur grossesse éventrées sous les yeux de leurs maris. Femmes que l’on essaie de forcer à tuer elles-mêmes leurs enfants pour sauver leur propre vie. Hommes et femmes brûlés vifs sous les yeux de leur famille. Père énucléé devant son enfant. Fils que l’on force à violer sa mère. Enfant avec dans sa bouche le sexe coupé de son père… (Gérard Prunier, op. cit., p. 306. Voir aussi http://www.aidh.org/rwand/index.htm, http://pagesperso-orange.fr/rwanda94/, http://www.courrierinternational.com/dossier/2004/04/08/le-rwanda-depuis-le-genocide-de-1994...). A tous ces récits, il faut ajouter l’horrible vérité comme quoi « les meurtres (…) les blessures à la machette ne tuent pas sur le coup, et l’horrible agonie peut durer très longtemps ». (Gérard Prunier, op. cit., p. 305). Nourrissons accrochés dans le dos de leurs mères dont les bras et les pieds ont été coupés agonisant dans un puits, au milieu d’une cacophonie de cris puis de gémissements. Et ce qui suit les meurtres est également récit de l’horreur. « Dans les collines, les cadavres des victimes, tuées après avoir trouvé un refuge temporaire, restent sur place ; souvent, on se contente de les empiler en tas de un à deux mètres de haut et on les laisse pourrir des semaines et des mois : de toute façon, il n’y a personne pour les enterrer. Certaines rivières, comme la Kagera, charrient tant de cadavres que le lac Victoria finit par être sérieusement pollué. On y trouve plus tard 40 000 corps qui seront enterrés sur la rive ougandaise ». (Gérard Prunier, op. cit., p. 305). Au cours de tous ces récits propres, sinon à refléter l’horreur, du moins à susciter un certain sentiment d’horreur chez le lecteur, il apparaît que ce sont « des miracles tous les jours pour rester en vie » (comme le dit Henri Borlant à propos d’Auschwitz pour donner à percevoir ce qu’était le quotidien des camps de la mort, in 14 récits d’Auschwitz, une série documentaire proposée par Annette Wieviorka, réalisée par Caroline Roulet). Cette suite de petits miracles répétés pour ce qui est des survivants donne à la fiction le désir de s’en emparer, et avec eux les récits qui sont le flux par lequel les petits miracles deviennent justement des miracles. Ces fictions usent la plupart du temps de grandiloquence, laquelle est bien synonyme de dramatisation du récit, laquelle grandiloquence ne parle pas davantage de l’horreur mais la tire du côté de l’émotion, c’est-à-dire du côté de l’humain, en faisant appel à notre empathie. Ces fictions restent pour la plupart télévisées ou cinématographiques, comme Sometimes in April, ou Un Dimanche à Kigali. Elles sont construites sur une démarche qui vise à muer notre « indifférence » en « indignation » (comme l’explique Robert Favreau, au sujet de son film Un dimanche à Kigali). La grandiloquence devient ici le moyen d’atteindre, via l’empathie du spectateur, cette visée.

115. Je me dois ici d’ouvrir une longue note – qui a aussi pour but de justifier mon travail – sur la légitimité du poème, et la non-pertinence relative selon moi du distinguo entre témoignage et littérature, duquel sort déforcée la littérature, pleine de son propre pouvoir d’affabulation, d’esthétisation et par conséquent de déréalisation. Je ne parle pas ici du fragment pensé comme fragment au sein d’un système (fragment qui n’est déjà plus du fragment, mais une parole construite qui se veut fragment, une parole articulée qui se donne comme fragment pour susciter une interrogation de sens et ainsi un enrichissement indéfini et – de façon souhaitable – multiple du sens premier) mais véritablement de la phrase qui se dérobe, du poème qui se dérobe au point de choir en fragment, mais quasiment à son insu (sans évidemment que cela soit le cas ; disons que l’insu de la langue doit être perceptible en tant que tel, mais évidemment au moyen des artifices de la forme, ce qui cause aussi, bien sûr, une impression d’inquiétante étrangeté, dont je ne dirai rien, car elle appartient en propre à chaque lecteur. Et sa nature même est de ne pouvoir être explicitée, autrement elle perdrait tout de cette nature pour se muer en autre chose). D’où l’importance, en somme, d’une langue qui se scinde en deux, qui commence ou se termine de telle manière qu’elle semble caractérisée par un souci de construction et se termine ou commence en souffle déconstruit, et ce à chaque moment de son apparition, sans que cela soit seulement visible dans un temps chronologique, d’où l’importance d’une langue qui ne se positionne jamais dans une forme (silence ou écrit) mais demeure toujours « entre silence et cri ». D’où l’importance d’une langue qui serait ainsi mémoire de la douleur, laquelle « reste toujours étrangère à la pensée. » (Raymond Depardon, Afriques : comment ça va avec la douleur ?, film).

En outre, le poème suppose une écoute approfondie, car il est toujours ce par quoi, depuis Mallarmé tout du moins, et pour ne parler que des avant-gardes, lesquelles sont seules à même de dire ce qu’est la poésie à une époque déterminée, l’on éprouve une « attention extatique envers l’obscurité » (George Steiner, Réelles présences, Les arts du sens, Folio essais, p. 65). Cette attention envers le sens qui se dérobe au moment précis où il se dérobe, c’est cela même qui fait la lecture du poème. Porter cette qualité d’attention, voilà ce que signifie lire un poème.

Et cette écoute approfondie est seule à même de permettre à l’horreur d’être, un tant soit peu, dite. Aussi, je propose ici une attention envers un non-sens dont la forme se dérobe, une attention qui a lieu au moment précis où cette forme se dérobe.

Je propose cette attention sans oublier les interrogations que distille l’utilisation d’une telle forme poétique (quand bien même il ne s’agit plus pour la poésie de donner à percevoir, matérialisée dans l’écoute, le beau) quand il s’agit de dire quelque chose d’un génocide. Mais je pense en même temps (le fait que je ne sois pas un rescapé ne me confère en rien un statut particulier quant à cette interrogation) qu’il est « inutile (…) de reconduire les débats oiseux sur la possibilité d’écrire des poèmes après [un] génocide », et même d’écrire des poèmes sur un génocide, « puisque la capacité d’écrire, et même sa nécessité vitale, sont attestées chez les grands témoins d’Auschwitz en dépit des interdits successifs d’Adorno, Blanchot et Lanzmann. Ils l’étaient déjà, du reste, après les génocide arménien » (Catherine Coquio, Rwanda, Le réel et les récits, Paris, Belin, 2004, p. 99). Nécessité vitale, l’on ne peut mieux dire, car pour certains, il s’agit d’écrire de la poésie jusqu’au bout, jusqu’aux derniers instants, comme c’est le cas pour Radnóti qui, avant d’être assassiné en novembre 1944, voyant ses camarades tomber à quelques mètres de lui d’une balle dans la nuque dans la fosse qu’ils ont creusée, rampe derrière le monticule de terre pour se cacher un instant et continuer un instant d’écrire, dans un petit carnet que l’on retrouvera tout contre son corps. Ecrire de la poésie (dans l’esthétisation particulière le la langue que ce genre présuppose) n’est ainsi nullement contradictoire avec la volonté de rendre l’horreur dicible (jusqu’à un certain point évidemment). Pour s’en convaincre, il n’est que de lire le dernier poème de Radnóti : « Je suis tombé près de lui. Comme une corde qui saute, / son corps, roide, s'est retourné. / La nuque, à bout portant... et toi comme les autres, / pensais-je, il te suffit d'attendre sans bouger. / La mort, de notre attente, est la rose vermeille. / Der spring noch auf, aboyait-on là-haut. / De la boue et du sang séchaient sur mon oreille » (Miklós Radnóti, Marche forcée, Œuvres 1930-1944, Editions Phébus, Paris 2000).

En outre, le poème cette fois déjà écrit, emmagasiné dans la mémoire, ou dont la forme imprécise surnage dans le flou du souvenir, réapparaît toujours avec force pendant un génocide (voir notamment Kigali, des images contre un massacre, ou Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard). Le poème étant surplus de sens, il est là précisément pour, dans la tension qu’impose sa beauté, combattre, ne fût-ce qu’un instant, ne fût-ce qu’au cours de sa diction (réelle ou psychique), le non-sens génocidaire (voir à ce propos Kigali, des images contre un massacre). Il est là pour faire survenir l’humain dans sa sensibilité et dans sa force qui l’a fait tendre vers la beauté pendant l’écriture (et la maturation) de celui-ci, au moment justement où l’humain est nié. Il est plus qu’un réflexe de survie. Il est un moyen de réaffirmer la prédominance de l’humain au moment où celui-ci est mis en péril et risque de perdre à jamais son sens (car vivre un génocide interdit toute appréhension de l’avenir ; vivre un génocide fait que l’avenir se trouve à jamais nié).

Ces interdits d’ailleurs, et ce à mon sens absurdement, prolongent d’une certaine façon la logique génocidaire qui visait à faire silence, à rendre silencieuses toutes formes poétiques, toute capacité d’écriture (qui ne soit pas évidemment écriture de propagande, c’est-à-dire érection continue de vérités idéologiques particulières, érection de mensonges pacifiés en vérités par la logique constitutive du langage et la caution morale rattachée aux énonciateurs, érection d’un non-sens également pacifié en sens par la vertu de la forme artistique quand bien même celle-ci serait au plus haut point consensuelle), et donc toute capacité à donner à la mémoire traumatique une forme, et une forme qui, en tendant vers la beauté, réaffirme la survie du rescapé à chaque ligne, en réaffirmant la survie de l’humain en lui (l’humain pouvant signifier tout à la fois un potentiel de sens, de beauté, de force).

La création littéraire, et à plus forte raison la création poétique, qui survient suite (mais remarquons qu’il y a autant de modalités d’apparition qu’il y a de textes littéraires) aux événements d’un génocide, semble nous amener inéluctablement à poser la question de la différence entre littérature et témoignage. Semble, car selon moi poser la question de « ce qu’est le témoignage et de ce qu’est la littérature » n’est pas aussi pertinente qu’elle paraît l’être de prime abord (Catherine Coquio, Rwanda, Le réel et les récits, Paris, Belin, 2004, p. 172). Car je ne pense pas en effet que « pour qu’il y ait pleinement « littérature », il faut qu’il y ait « intention littéraire » (Catherine Coquio, op. cit., p. 100), autrement dit « visée littéraire » (Catherine Coquio, op. cit., p. 105.) S’il semble certes toujours bien y avoir intention littéraire dans quelque texte littéraire que ce soit, il faut selon moi distinguer plusieurs intentions, lesquelles ne se rejoignent en rien. Il y a l’intention du sujet, qu’on ne peut mesurer avec précisions, que l’on ne peut qu’approcher par le biais de la critique génétique autant que par le travail de biographe. Mais il y a surtout l’intention extérieure qui, dans un rapport fondé sur l’altérité (l’œuvre et son auteur d’un côté, de l’autre le lecteur et son pouvoir décisionnel), fait du texte littéraire selon les modalités personnelles de son auteur un texte littéraire en tant que tel, car qualifié comme tel. Il y a là une volonté (différente de celle de l’auteur) qui est plaquée sur le texte littéraire pour en faire justement un texte littéraire. Cette intention extérieure est celle qui, bien plus que la première, opère cette transformation, ou plutôt cette validation. Il n’y a pas redondance sémantique mais bien acte de nommer, et en nommant, de faire advenir la nature (et donc la réalité) d’un texte. C’est en effet toujours un contexte qui rend un texte littéraire. Contexte immédiat tout d’abord : on s’attend toujours à trouver un texte de nature littéraire dans certains réceptacles (certaines maisons d’éditions, certaines revues…), on s’attend à pouvoir le reconnaître sous cette forme prédéfinie, laquelle demeure toujours éminemment floue, qu’est le genre... Puis microcontexte historique non-coïncidant avec le contexte de l’apparition première, par définition fuyant (sont pris ici en considération les juges – critiques, universitaires…, c’est-à-dire les lecteurs faisant autorité – d’une œuvre), qui remet toujours en perspective un texte littéraire et qui, en lui redonnant le présent qui lui manquait (même si par ailleurs l’œuvre littéraire est contemporaine), crée toujours le sens, la portée, souvent la qualité de son apparition. Est littéraire en définitive un texte rendu tel par un contexte immédiat ou un microcontexte historique non-coïncidant avec le contexte de l’apparition première (les deux se recoupant d’ailleurs souvent). Les textes qui n’ont qu’une intention littéraire, sans avoir cette intention autre, ne sont à mon sens pas des textes littéraires, mais des textes pensés dans l’intime comme des textes littéraires, voulus tels, mais qui se tiennent toujours dans une indécision, qui ne s’ont qu’auto-proclamation de leur identité et qui tendent toujours, dans le mouvement même de leur intention première, vers une validation, c’est-à-dire une proclamation de leur identité, un acte de nommer ce qu’ils sont, acte qui, en n’advenant pas, les destitue de leur pouvoir d’apparition normée (mais toute apparition est une apparition normée, ou alors il n’y a pas d’apparition).

En outre, le travail littéraire ne présuppose-t-il pas toujours, contrairement à ce qu’affirme Catherine Coquio, « une esthétisation de [l’]écriture ». Si une œuvre littéraire semble bien se définir toujours par un souci de la forme qui est supérieur à tout autre souci lui appartenant en propre, celui-ci n’implique pas forcément une « esthétisation ». Et, de plus, cette définition de l’œuvre littéraire comme œuvre où le souci de la forme est générateur de l’être-même de l’œuvre, n’est valable qu’après que l’œuvre a été validée en tant qu’œuvre littéraire. En effet, ce souci de la forme ne définit pas l’œuvre littéraire, mais en est plutôt une conséquence à ce point directe qu’on échoue à la déterminer comme conséquence. Rien ne peut définir le texte littéraire comme tel, hormis le double contexte, comme nous l’avons vu plus haut.

Le texte littéraire, dans sa visée forcément esthétique (alors que l’on a vu qu’il n’en est rien) serait enfin inséparable de la « déréalisation de l’événement. » (Catherine Coquio, op. cit., p. 76). Ce serait son manque à dire définitif. Laquelle déréalisation a pu provoquer, on l’imagine, les interdits proférés autour de la question de l’écriture quand celle-ci devient inséparable de la question de la mémoire, ce qui est le cas de toute écriture issue d’un mouvement de conscience porté et articulé face à la mouvance de la réalité d’un génocide. L’événement ne serait pas soluble dans le dire. Mon hypothèse est autre. L’événement ne me semble soluble nulle part, mais des réalités de l’événement, réalités minimales, qui constituent à elles toutes la réalité plurielle qu’est l’événement, me paraissent pouvoir être solubles dans le dire, et seulement dans le dire, solubles à ce point dans le dire qu’il devienne ces réalités, à un niveau suffisant pour qu’elles soient par nous perceptibles, alors qu’autrement elles ne le sont jamais. Ce sont ainsi des réalités fictionnelles dans la forme mais réelles dans l’intention de leur mouvement (qui cherche à se normer sous la forme d’une apparition langagière) qui trouvent une forme approximative mais approchante par le biais nécessaire du dire, quand bien même celui-ci n’émane pas du rescapé proprement dit. Aussi, la question légitime « que devient la réalité de [l’]expérience [du rescapé] dans la « vérité » fictionnelle de [l’] œuvre conçue par un non-rescapé ? » (Catherine Coquio, Rwanda, Le réel et les récits, Paris, Belin, 2004, p. 76) n’a-t-elle à mon sens pas lieu de se poser.

Enfin, l’ « affabulation » (Catherine Coquio, op. cit., p. 76), qui est toujours une part constitutive de la création littéraire, ne permet pas de conforter le distinguo entre texte littéraire et témoignage, ce dernier apparaissant alors comme sacré. Car il y a aussi une part d’affabulation dans tout témoignage, puisqu’il y a une part d’affabulation dans tout mécanisme de la mémoire. La vérité du témoignage est aussi composée de la vérité de l’affabulation, même infime, qui est forcément à l’œuvre dans tout « raconter », comme dans toute parole issue de la mémoire, immédiate ou plus ancienne – comme dans toute parole, toute parole étant significativement issue de la mémoire.

116. Claude Lanzmann, Shoah, documentaire.

117. Marguerite Duras, Romans, Cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, Paris, Quarto Gallimard, 1997, Hiroshima mon amour, « Synopsis », p. 540.

118. 14 récits d’Auschwitz, op. cit.

119. Claude Lanzmann, op. cit.

120. 14 récits d’Auschwitz, op. cit.

121. Alain Resnais, Nuit et Brouillard, film.

122. Même si des termes, répétés, semblent faire écran, des termes qui peuvent être aussi des silences lesquels semblent alors des silences-écrans, ces termes et ces silences font toujours sens, car l’on voit bien que leur sens propre excède absolument le sens que la banalité du mot ou du silence semble fait rejaillir sur eux. La force du sens naît justement de cette tension entre banalité et exceptionnalité du sens que l’on ressent autant qu’on la devine, autant qu’on la lit en filigrane.

123. Esther Mujawayo, Souâd Belhaddad, op. cit., p. 13

124. Claude Lanzmann, op. cit.

125. Catherine Coquio, op. cit., p. 105.

126. Annette Wieviorka, Déportation et génocide, Entre la mémoire et l’oubli, Hachette littératures, Pluriel, 1992, p. 314.

127. Catherine Coquio, op. cit., p. 105.

128. Ibid.

129. Voir plus haut.

130. Montaigne, Les Essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p. 1160.

131. Hilary Putnam, Représentation et réalité, Paris, Gallimard, 1990, p 189.

132. Dominique Franche, op. cit., p. 7.

133. James Joyce, Œuvres II, Ulysse, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 38

134. En exergue de Pour qui sonne le glas, Ernest Hemingway a placé ce fragment d’un sermon de John Donne.

135. Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, Paris, Le Libre de Poche, Biblio essais, 1990, p. 23.

136. Il n’est que de se reporter aux ouvrages sur la guerre d’Algérie, ou encore de se remémorer les paroles d’un pilote américain pendant la guerre du Vietnam, paroles réveillées par Chris Marker dans son documentaire Le fond de l’air est rouge (1977) : « Notre objectif sera approximativement à 60 km sud de Cântho, dans la presqu’île de Ca Mau, au sud Vietnam. Chaque appareil emporte 3 tonnes de bombes. Remarquable ! Vous allez voir des bombes et du napalm ! Deux appareils : n° 1 et 2 ont les bombes modèle 500 livres et 250 livres à usage multiple. Le 3 et le 4 ont le napalm. Ça va être chouette. Un peu de tir au sol, beaucoup de napalm et même peut-être des Viêt-congs ! Ca va être le moment. Napalm ! Regardez comme ça flambe ! Un carton superbe ! D’abord les bombes et puis les gens qui courent. Fa-bu-leux ! On ne voit pas souvent les Viets cavaler comme ça ! Là, on sait qu’on les tient et quand ils courent, on ne les lâche plus ! On a bombardé, puis arrosé le secteur et ils ont cavalé. Après, le napalm, et nous, on les fixait au sol (rire) Fabuleux ! C’est quand on les fait sortir de leurs trous qu’on peut vraiment les tirer. C’est ça qu’on aime, c’est pour ça qu’on est là. Les piquer à découvert, ça n’arrive pas tous les jours (grand sourire). Et comment ! Tu ne les as pas vu courir ? Je SAIS qu’on les a eus. J’ai là 4 canons de 20 mm, vous voyez. Ils y ont eu droit ! C’est le pied. J’adore ça ! »

137. Jeannette Ayinkamiye, in Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais, Paris, Seuil, Fiction & Cie, 2000, p. 33.

138. Gérard Prunier, op. cit., p. 306

139. Ibid.

140. Chris Marker, Alain Resnais, Les Statues meurent aussi, film (1953).

141. Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain I, Paris, Gallimard, Folio essais, 1988, p. 35.

142. Catherine Coquio, op. cit., p. 65.

143. Raymond Depardon, Afriques : comment ça va avec la douleur ?

144. Catherine Coquio, op. cit., p. 65.

145. Chris Marker, Alain Resnais, Les Statues meurent aussi, film (1953).

146. Dominique Franche, op. cit., p. 6. Aussi est-il important d’éviter à tout prix la tentation de sacralisation dès lors que l’on convoque dans la pensée la réalité d’un génocide. De ce fait le terme même de Shoah est-il à mon sens impropre, parce qu’il singularise à l’extrême, dans son unicité, la réalité qui y est rattachée. Il rend « l’événement » de fait « inconcevable, indicible, inmontrable, voué à un ailleurs métaphysique, se dérobant par nature à toute compréhension. » (Rony Brauman, Eyal Sivan, op. cit., p. 11.) Ce terme biblique « signe l’absolue singularité » de ce génocide (Rony Brauman, Eyal Sivan, op. cit., p. 11) et mène « à une conception religieuse de cette partie de l’histoire des hommes. » En réfutant ce terme, il me semble que l’on est davantage à même de « réfuter l’idée de « radicale singularité de la Shoah » » (Rony Brauman, Eyal Sivan, op. cit., p. 12.) Un génocide est du reste toujours un événement singulier à l’extrême, mais le terme générique de génocide me semble convenir davantage, car le terme de Shoah, par sa sacralité, éloigne de nous la réalité qu’il convoque, nous en protégeant, alors qu’il faut sans cesse se rappeler qu’un génocide peut advenir. Remarquons d’ailleurs que la distance entre nous et le génocide a été pensée par les génocidaires qui ont voulu faire de l’événement qu’ils ont prémédité une exception, c’est-à-dire un événement qui soit à même, dans son exceptionnalité, de renverser tout événement, de se supplanter à tout autre événement.

147. Rony Brauman, Eyal Sivan, op. cit., pp. 14-15.

148. Rony Brauman, Eyal Sivan, op. cit., p. 16.

149. Ibid.

150. Dominique Franche, op. cit., p. 62.

151. Jeannette Ayinkamiye, in Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais, Paris, Seuil, Fiction & Cie, 2000, p. 33.

152. Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, 1986 (c’est-à-dire huit ans avant le génocide rwandais).

153. Jeannette Ayinkamiye, in Jean Hatzfeld, op. cit., p. 33.

154. Alain Resnais, Nuit et Brouillard, film.

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